Onze heures de survie dans un monde qui ressemble désormais à une terrasse géante.
Cette réouverture a à peine démarré et elle me fatigue déjà : depuis les premières lueurs du matin, ondes radio et fils de réseaux sociaux sont déjà complètement saturés par un festival d’odes surjouées au zinc, au café-clope, à l’ivresse, à la dispute, à la drague, réveillant les heures les plus sombres du hashtag #enterrasse, et je frissonne à l’idée de n’y croiser, en terrasse, que des cohortes de ces forceurs francophiles.
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Tomber par exemple sur Raphaël Enthoven en train de “s’engueuler en buvant du vin”, rejoint par Aurore Bergé et la team Printemps Républicain, voire directement sur le Président, en plein manspreading avec son n-1.
10h, Aux Folies
Heureusement aucun de ces gais lurons n’est à déplorer sur la terrasse premièrement attaquée, qui ressemble non pas à un film de Jean-Pierre Jauni, mais à un vrai bistrot de la vraie vie, avec des voitures qui klaxonnent et crachent leur diesel à cinq centimètres de votre tasse, et des serveurs très occupés à vous ignorer. Le premier client que j’interroge y trouve son compte – ce qu’il est heureux de retrouver, c’est le désagréable avant tout : “je suis arrivé, j’ai commandé un café, j’ai attendu cinq, dix minutes, j’ai refait signe au cas où on m’aurait oublié, on m’a envoyé bouler, je suis parti direct, vexé, sans avoir bu une goutte de café. A la seconde où je mettais le pied dehors, un nuage passe et un seau d’eau me tombe dessus. L’émotion m’a submergé : putain, ça y est, enfin, la vie reprend.”
C’est vrai que la météo a mis les petits plats dans les grands pour bien nous rappeler que c’est certes gai tout ça, mais n’oublions pas tout de même que la vie est nulle et qu’à la fin on meurt : chaque bel espoir d’ensoleillement est au bout d’une dizaine de minutes sévèrement corrigé par un déluge d’eau, de grêle ou de sauterelles, façon stop and go climatique. C’est donc sûrement avec un peu de déni que je commande, sur les coups de midi, ma deuxième mauresque (sur l’aimable recommandation de Philippe de Villiers), m’imaginant sur une terrasse provençale dans une pub d’huile d’olive, et feignant d’ignorer les grêlons de la taille d’une balle de golf qui pleuvent autour de ma table (“ne vous embêtez pas pour les glaçons, je tendrai le bras”).
Mais la météo a au moins un avantage : elle fournit un sujet de conversation facile à tout le monde. C’est d’ailleurs pour le moins étrange, comme coïncidence. On dirait que l’univers s’est agencé exprès pour faire coïncider la réouverture des bars avec une avalanche de sujets de conversations avinées, et je m’interdis pas de penser que l’annonce, la veille au soir, du retour de Benzema en équipe de France, n’est pas un hasard (voire qu’elle relève du complot) : tout semble soigneusement prévu pour la réouverture non pas des bars, mais des mauvais débats de comptoir. “Benzema, quand même, la sextape…”, “dis-donc, c’est fou, on sait même plus comment s’habiller”, sont le genre de phrases que j’ai déjà entendu trois fois chacune au bout de la première heure, au point de me demander : est-ce que tout ceci a vraiment lieu ? Ou suis-je dans un Truman Show version troquet parisien ? Je vais vérifier ailleurs.
15h00, Barbès Comedy Club
J’ai suivi un ami dans ce jeune club de stand-up de la Goutte d’or, et me faufile avec lui dans l’amas d’humoristes venus butiner de la scène ouverte aux premiers rayons de cette autre réouverture, celle des salles de spectacle.
Dans la rue, devant l’entrée, la vie a aussi repris son cours : déjà, un stand-uppeur a bidé. Je tente de le consoler : est-ce qu’au fond, c’est pas aussi imputable à la jauge de spectateur·rices, une chaise sur deux, distance de sécurité, manque d’ébullition dans la salle, tout ça ? “Oh, tu sais, en stand-up, les demies jauges, on a l’habitude.” Aïe.
Une obscure journaliste vient marcher sur mes plates-bandes. Elle a une petite caméra, un trépied, et se présente comme “une production américaine, qui vend un reportage vidéo pour un client chinois”. Personne n’a compris, mais je ne peux pas rivaliser. Et tandis que les comédien·nes se désintéressent de mes questions au profit de cette multinationale, je me demande : est-ce que la ville ne serait pas en fait exclusivement peuplée de journalistes en immersion ? Commençant justement à me sentir bien immergé, je change à nouveau de spot. Et pourquoi pas au Franprix ?
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17h, bar de la Gaîté Lyrique
C’est enfin une heure raisonnable pour commencer à boire, or je suis déjà beaucoup trop ivre. Bonne nouvelle : on commence déjà à faire un peu moins semblant de tout trouver génial. Un ami, las devant sa pinte de Kanterbräu, fait valser les tabous : “tu vois, j’aimerais te dire que même cette bière, tiède et sans bulles, au fond, elle m’avait manqué. Mais ce serait te mentir : c’est juste dégueulasse.”
Alors que je fume une cigarette sur le trottoir d’en face en subissant la mienne, de pinte, quelque chose vient me taper douloureusement dans le dos : le coin d’une traîtresse petite table en bois, déplacée par deux types sortis d’on ne sait où et affairés soudain à installer une terrasse, me signifiant du regard que je serais bien avisé de dégager la place.
Regardant autour de moi, je ne trouve même pas de devanture de bar. Des terrasses autonomes vont-elles se mettre à sortir de terre, comme des champignons ? Pourra-t-on encore, la semaine prochaine, mettre un pied devant l’autre sans se le prendre dans le tuyau d’une tireuse ? Le monde, en fait, ne serait-il pas en train de ne devenir qu’une seule grande terrasse, déroulant ses tables à l’infini sur des cagettes de bois et de la pelouse synthétique ? Pris dans ces réflexions métaphysiques, je me dis que l’heure tourne et que le couvre-feu arrive ; avant de réaliser, une seconde plus tard et fort satisfait, qu’il est repoussé de deux heures ; puis, encore une seconde plus tard, et cette fois bien penaud, que j’avais intégré le couvre-feu à mon horloge interne et que je suis donc un triste esclave de notre époque. Mais trêve de ces sombres pensées.
19h, au Jésusparadis
Avec un nom pareil, ça ressemble à un bon endroit pour se finir. Problème : je réalise sur place que ça va être plus compliqué, puisque la terrasse est bondée de soiffard·es (ou de journalistes en immersion), et qu’apparemment – ce que j’ignorais – il est interdit de servir un·e client·e sans place assise. Bonne mesure, me dis-je, et pas seulement pour la crise sanitaire : elle devrait aussi forcer les foules venues s’amasser dans certains “hauts lieux” à se redistribuer sur des petites terrasses voisines, et que la file d’attente des toilettes du Rosa Bonheur cesse de faire la taille du parc des Buttes-Chaumont ne me semble pas une si mauvaise chose.
La mesure semble toutefois aisément contournable : après avoir fait croire à la serveuse que « oui oui, nous cinq, nous avons une table dehors, juste là » en désignant un endroit imaginaire à l’extérieur du bar, je réalise en sortant qu’il n’y avait même pas de table à l’endroit que j’ai indiqué. A priori elle le savait, et on ne se fera pas chasser pour autant.
Pas la peine de tenter le diable, ou plus exactement les Compagnies Républicaines de Sécurité, que je pressens parées à disperser les terrassistes sur les coups de 21h01. Comme je n’ai pas très envie de finir mon dernier whisky avec un canon de Famas sur la tempe, je considère qu’il est donc temps pour moi de me mettre en quête de l’ultime nouveauté que nous réservait la journée : les afters de 21h. Drôle d’impression : au fond les sensations d’un after classique sont toutes là – ivresse extrême, petit jour. Mais le temps marche à l’envers. La nuit tombant, je rentre me coucher à une heure que ne renierait pas mon neveu de six ans. La première journée du reste de nos vies est terminée. Survivra-t-on aux suivantes ?
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