Dans l’art contemporain aussi, la Chine veut conquérir le monde. Deux cents personnes travaillent chaque jour pour le maître et artiste Zhang Huan, passé des performances chocs aux installations monumentales. Le prochain Beuys sera peut-être chinois. Rencontre.
“Pékin est le vrai centre de l’art chinois, renchérit Jérôme Sans, l’ancien directeur du palais de Tokyo, aujourd’hui à la tête de la Fondation privée Ullens à Pékin, mais c’est une ville dure, excentrée, sans début ni fin, où tu ne peux pas te promener. Les stigmates de l’histoire ont été effacés. Elle attire tout de même de en plus d’artistes, avec des studios incroyables, des projets “guérilla” comme on les appelle ici, qui ont lieu quasiment tous les jours. J’ai parfois l’impression d’être à Berlin, ou dans le Londres ou le New York des années 80. Shanghai est plus occidentale, plus fashion aussi avec ses boutiques de stylistes du quartier très élégant de l’ancienne concession française. C’est une vitrine plus modeste, plus internationale au départ, mais curieusement elle n’arrive pas vraiment à concrétiser son projet contemporain. Pour le reste, c’est un choix de vie, et c’est vrai qu’elle convient mieux aux individus isolés. Zhang Huan ne pourrait pas vivre et créer sereinement aujourd’hui à Pékin, il serait trop sollicité.”
[attachment id=298]Jérôme Sans a d’ailleurs invité Zhang Huan à présenter, en juin prochain à l’UCCA, une oeuvre plus que monumentale que l’artiste a installée dans un immense hangar : un train, autrefois chargé de barils de pétrole, entièrement brûlé lors d’un terrible accident sous un tunnel du Sichuan. “L’oeuvre sera vendue aux enchères, et l’argent redistribué aux victimes, explique Jérôme Sans. C’est assez emblématique du rapport des artistes chinois à l’économie : il s’agit toujours de réalimenter le circuit, de réinjecter l’argent gagné dans la production. Ils ne sont pas dans une économie de l’épargne, mais dans celle du développement.”
Mais la réalité économique, elle, existe bel et bien : avec une main-d’oeuvre peu chère et une très faible monnaie, les artistes chinois peuvent s’entourer d’un bon nombre d’assistants. Environ deux cents personnes travaillent sous les ordres de Zhang Huan. Un staff notamment composé d’étudiants des beaux-arts, heureux de pouvoir suivre de près les activités du maître dans l’espoir d’être adoubés par lui, ainsi que des ouvriers chargés des basses oeuvres, gagnant environ 200 euros par mois.
A midi, une sonnerie retentit sur la totalité du site, et l’on voit sortir des différents ateliers quantité d’hommes en bleu de chauffe : on est ici comme à l’usine, une Factory à la chinoise. “Il est certain que cette économie apporte des facilités aux artistes, continue Jérôme Sans. Par exemple, ils peuvent tester leurs idées directement en 3D, faire des essais grandeur nature, plutôt que sur le papier ou en maquette. Leurs ateliers ne sont pas des show-rooms où ils présentent des oeuvres, ce sont des laboratoires surdimensionnés. Les Américains pensent “big”, les Chinois pensent “huge”, énorme. Tout chez eux est démesuré : la Grande Muraille, le pays, le nombre d’habitants. Avec eux, on est passé dans une autre dimension : c’est l’échelle d’après.”
On s’en rendra d’ailleurs vite compte en faisant avec Zhang Huan le tour du propriétaire : dans le jardin, l’architecture entière d’un temple sauvé de la destruction. S’y trouvent aussi deux énormes pandas en métal poli, comme ceux qu’il présente à l’Exposition universelle, symboles de la paix retrouvée entre Taiwan et la Chine, attendant d’être acheminés vers la foire de Bâle. L’artiste fait également sculpter sur des portes de temples bouddhistes des scènes de l’histoire chinoise. Tout près de là, plusieurs ouvriers tannent des peaux de cuir avec lesquelles il réalise une série de sculptures monumentales, tel son somptueux “Géant” tout en lambeaux, monstrueux et pathétique.
Dès la première salle que Zhang Huan nous fait visiter, c’est encore une autre émotion qui nous submerge : au centre trône un immense bouddha entièrement fait de cendres. Tandis que la pièce attenante est une longue galerie de peintures également réalisées à la cendre. Visages d’amis ou de personnages historiques, portraits de familles ou scènes historiques, ces toiles grises et blanches sont à la fois hyperréalistes et grumeleuses, comme chargées de mémoire vive.
L’occasion de se dire que dans la Chine d’aujourd’hui, lancée dans une folle course productiviste, seuls les artistes ou les écrivains qui interrogent le lien à l’histoire regardent en arrière. Mais là encore Zhang Huan s’éloigne de nos idées reçues, et nous rappelle la spiritualité de ce matériau si particulier. “Ce ne sont pas juste des cendres. Issues de nombreux temples récemment détruits, en général associées à des voeux, les cendres sont pour moi une âme collective. Je ne travaille pas avec les cendres, je dialogue avec les âmes innombrables qu’elles renferment.”