Attachée aux matériaux et à leur symbolique, la joaillère Colombe d’Humières fait partie des vingtenaires qui ont baigné dans une culture numérique et industrielle pour mieux repenser notre rapport à l’ornement et au savoir-faire.
Diplômée de la prestigieuse école londonienne Central Saint Martins – où elle enseigne aujourd’hui – la Française Colombe d’Humières interroge la joaillerie actuelle : ce qui rend le matériau précieux ou non ; le lien complexe entre travail fourni et matière première, entre références historiques et culturelles ; mais aussi le renouveau du savoir-faire, toujours en respectant les techniques ancestrales et artisanales.
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Comment décririez-vous votre façon de travailler ?
Colombe d’Humières — Je vis dans mon atelier. C’est là où je fais de multiples recherches et expériences de transformation de matériaux et de formes. En passant souvent par la cire, les matériaux trouvés, pour faire des moules et recomposer. Je reste attachée au métal, qui me fascine encore et toujours. Il y a cette atmosphère mystique, chez moi, où les choses bouillonnent, fument ou sont plongées dans l’acide.
Je cherche à comprendre, maîtriser et allier les techniques ancestrales, artisanales et industrielles, par exemple l’émail, l’électrodéposition, l’anodisation. Mais avec une utilisation et un geste instinctifs et spontanés. Je fais souvent des projets avec d’autres artistes que j’aime, on met en commun nos atouts. Je travaille aussi parfois avec d’autres artisans comme des fondeurs, des polisseurs ; nous partageons un langage technique très spécifique. C’est génial, surtout à Londres où toute l’industrie du bijou est implantée dans une même rue.
Les catégories de joaillerie sont-elles hiérarchisées ? Que traduisent ces distinctions ?
Contrairement à la bijouterie fantaisie, la joaillerie utilise des pierres et des métaux précieux. Les bijoux de mode qui sont des “accessoires” et le bijou contemporain se présentent comme un médium ou une pratique artistique à part entière. L’expression artistique s’exprime désormais à travers la pièce et le rapport au corps qu’elle induit. Elles indiquent un choix, c’est plus facile à cibler commercialement. Mais je pense que l’on peut faire un peu de tout.
Quels sont les plus gros défis lorsqu’on se lance comme jeune créateur, et jeune joaillier tout particulièrement ?
On a le choix – qui peut s’imposer – de travailler pour un designer ou de faire son propre truc. Dans le deuxième cas, être indépendant, organiser un système viable et autonome pour acheter du matériel est le challenge constant. Un autre défi consiste à construire une base d’acheteurs sensibles au dialogue que je tente d’instaurer avec le milieu. Je ne souhaite pas forcément créer une marque, mais un projet d’atelier sous la forme d’un studio à long terme.
Quel nouveau rapport au bijou essayez-vous d’insuffler ?
Je crois que la joaillerie, même contemporaine, a une limite d’expression et d’action. Il existe une frontière ; on tourne souvent sur le même axe, celui de la philosophie occidentale et de son rapport au corps, aux sentiments, aux relations humaines. J’aimerais donc détourner ce que j’aime dans les bijoux, c’est-à-dire l’aspect artisanal, peut-être en déviant du corps humain, et transvaser la technique sur de la narration. C’est pour ça que je fais également des marionnettes.
Pourriez-vous évoquer l’aspect sociologique de votre regard ?
Indépendamment de la performance technique, je suis assez fascinée par l’obsession qu’on a pour les bijoux. Bien qu’elle soit compréhensible à différents niveaux, je me demande toujours pourquoi on porte des bijoux, car ils n’ont pas la fonction des vêtements. Ça amène à se demander pourquoi les matériaux précieux le sont. Il faut décortiquer les strates, depuis leur qualité technique jusqu’au plan économique, comme pour l’or, valeur de référence.
On peut examiner leur utilité, leur rareté, puis leur aspect spirituel, lié à leur rapport à la brillance, ensuite leur aspect social et symbolique. On se rend compte assez rapidement que la valeur des matériaux est irrationnelle, que les diamants par exemple n’ont pas de valeur intrinsèque, mais une valeur donnée. Sans oublier qu’on utilise les matériaux au dernier stade de leur transformation, sans prendre en compte toutes les étapes par lesquelles ils sont passés. On en ignore souvent le sens ; on peut même nier qu’il y en ait un.
Existe-t-il une dimension “post-internet” dans votre travail ? Que raconte-t-elle ?? ?
Bien sûr, je pense que la dimension post-internet est inévitable. Nos cerveaux sont des moteurs esthétiques incontrôlés. Je me bats justement pour pouvoir juger objectivement l’esthétique qui découle des flots d’images et d’informations non désirées. Je suis constamment connectée mais ma pratique demande un temps hors connexion, assez long et lent. Par conséquent, la dimension post-internet est davantage dans le conditionnement que dans l’expérience du réseau.
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