La designer conçoit des objets simples d’apparence, mais d’une grande ingéniosité technique. A découvrir tout l’été à la Villa Noailles de Hyères.
“Ce que ça m’a fait d’être nommée présidente du jury design cette année à Hyères ? Pas grand-chose. J’ai fait partie de jurys de nombreuses fois. Par contre, exposer ici à la Villa Noailles, ça oui, c’est important. C’est la deuxième expo de ma vie.” On le comprend dès le premier contact : Inga Sempé, 49 ans, est du genre direct.
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Pour le semblant, et c’est tant mieux, on repassera. Cette designeuse à l’œil bleu gris tendance buté et à la silhouette élancée a passé la matinée à examiner, accompagnée de son jury, les projets des dix jeunes designers en compétition. Verdict ? “Une ou deux personnes étaient audacieuses. Le reste était plutôt sage. Mais c’est comme dans n’importe quel groupe humain, au final.”
Une référence à l’Italie, son pays de design d’adoption
Tout l’été donc, Inga Sempé investit l’étage supérieur de la Villa Noailles pour une exposition qui recense bon nombre de ses productions de ces quinze dernières années. Elle a intitulé cette minirétrospective Tutti frutti. Comme une glace à l’italienne “tous fruits”, référence sans doute à son pays de design d’adoption, l’Italie, avec lequel elle travaille encore énormément.
Ou encore comme rappel à la chanson de Little Richards, qui continue de fasciner soixante ans après sa sortie : on n’est toujours pas venu à bout de ses sonorités faussement enfantines qui dissimulent une mécanique d’enfer.
On pourrait parfaitement appliquer cette définition aux productions d’Inga Sempé. Depuis ses débuts au milieu des années 1990, la designeuse passée par les studios de Marc Newson et Andrée Putman, puis élue en 2012 designer de l’année à Stockholm, crée en effet des objets très divers (lampes, chaises, fauteuils, valises…) qui cachent tous, sous leur apparence assez légère, parfois acidulée, une grande ingéniosité technique.
“Sempé est dans une logique de design pure et dure. Elle ne travaille que sur la série. Ses objets ont du charme, explique Chantal Hamaide, fondatrice du magazine spécialisé Intramuros. Mais il y a toujours une petite mécanique en sourdine. Inga Sempé dédramatise la technique qui est dans les objets.”
Une lampe LED à la pince inversée
Dans l’exposition, non loin de son iconique et singulier canapé Ruché créé pour Ligne Roset (une couverture matelassée qui semble jetée sur une structure en hêtre) ou de son armoire Brosse poilue développée pour Edra, on tombe par exemple sur un mur de ses lampes les plus célèbres, île, développées pour l’éditeur suédois Wästberg.
“J’aime les objets articulés »
Une lampe LED articulée qui peut se pincer, s’accrocher au mur mais également se poser sur un bureau. Sempé en a inversé la pince. Son abat-jour pivote autour d’une bille d’acier aimantée. C’est l’objet dont elle est la plus fière, celui qui concentre, dit-elle, tout ce qui l’intéresse dans le design.
“J’aime les objets articulés. J’aime particulièrement faire des lampes. C’est très important, la lumière. Vous arrivez parfois chez des gens, l’intérieur est agréable et tout d’un coup ils allument la lumière. Et là vous vous dites : ‘Oh putain !’ Tout le monde devient violet, vous souffrez d’un œil, c’est épouvantable !”
A la naissance d’un objet, il y a un usage
En se baladant dans l’exposition, on tombe sur de nombreuses maquettes, croquis et objets, notes qu’elle a accepté de montrer et qui déploient sous nos yeux son processus créatif. A la naissance d’un objet, explique-t-elle, il y a un usage, jamais un mot.
“Je pars toujours de la fonction. J’imagine un corps ou une main, sans sexe, sans âge, qui va l’utiliser. C’est essentiel à mes yeux de ne pas réaliser un objet pour une génération. J’imagine toujours qu’il puisse plaire autant à quelqu’un de 80 ans ou de 10 ans – mis à part les considérations financières. Je ne fais pas d’architecture intérieure et je me fous totalement du type de décor dans lequel va s’inscrire mon objet. C’est le choix des gens.”
Inga Sempé grandit à Paris, rive gauche. Son père Jean-Jacques Sempé est le célèbre créateur du Petit Nicolas. Sa mère Mitte Ivers est également dessinatrice. Une famille d’un raffinement extrême : “Mes parents avaient une grande sensibilité aux objets, aux vêtements, qu’ils choisissaient avec soin. L’esthétique était un genre de tyrannie chez eux. Mais ils avaient une absence totale de culture technique.”
Une haine farouche du tape-à-l’œil
Elle se passionnera pour cette partie : comprendre pourquoi une chose est comme çi et pas comme ça. Comprendre ce qu’il est possible de faire à partir d’une contrainte. Elle fabrique son premier objet vers 4 ans. “On allait au jardin du Luxembourg. J’avais trouvé des morceaux de verre à côté d’une poubelle et j’avais commencé à tailler des morceaux de bois. J’ai fait un cadre pour ma mère, pour ses dessins. Je me souviens ensuite très bien du jour où, en faisant un réveil pour ma mère, j’ai compris le déroulé d’un cylindre.”
Elle fréquente assidûment les puces de Vanves et développe de solides connaissances sur l’objet. Mais fait l’impasse sur une culture plus universitaire : “Citez-moi le nom d’une chaise hyperconnue de Mies van der Rohe, je ne connaîtrais pas.”
Elle fait ses études à l’Ensci (Ecole nationale supérieure de création industrielle), où elle se heurte à un esprit soixante-huitard qu’elle qualifie de conformiste et moralisateur. “Dans leur idée, le style était destiné à une élite. Moi, je viens de l’élite : je la connais et cela ne me fait pas du tout rêver.” On sent chez elle une haine farouche du tape-à-l’œil, de l’épate-bourgeois, de la mise en scène personnelle de soi.
Une relation privilégiée avec la Suède
Le design industriel sera son contre-pied à une vision du monde happy few stendhalienne : elle fabriquera des objets pensés pour le plus grand nombre, avec une dimension sérielle. “J’avais une vision très quincaillerie quand j’étais jeune. Je voulais faire des poignées de portes, des roulettes.” Armée de quelques prototypes, elle se met à contacter des entreprises.
Elle fait ses débuts en Italie, le pays qui l’a le plus influencée esthétiquement (elle cite les années 1950-1960 et les films de Dino Risi), qui reste pour elle le rêve de tout designer. La culture design y est très solidement ancrée et les petites entreprises travaillent main dans la main avec des designers. “Et puis j’aime la culture, la gaieté. On rit en travaillant.”
Son autre grand employeur est la Suède. Sa relation avec la France, pays frileux en matière de design, est plus difficile. Les entreprises sont moins enclines à faire appel à des designers, tout est souvent fait par des ingénieurs en interne. Elle travaille avec seulement deux éditeurs : Ligne Roset, et un autre de plus petite taille, Moustache.
Elle rêverait de faire des outils, des brouettes ou des stylos
“La France a une très faible tradition de design. J’en veux pour preuve que le métier de designer n’a pas de statut. On est tous obligés de tricher et de s’inscrire à la maison des artistes en prétendant être des illustrateurs ou des sculpteurs, pour un travail aléatoire qui est rémunéré aux royalties. On l’est très rarement sur la recherche.”
Il faut le plus souvent attendre deux ans avant que la pièce sorte. Elle ferraille avec d’autres designers pour l’obtention d’un statut, sans succès jusqu’à présent. “Cela montre bien que l’Etat français ne sait pas ce que c’est que le design.” Le ou la jeune designer indé (dans les écoles de design, on compte aujourd’hui autant de filles que de garçons) est donc quasiment condamné(e), pour pouvoir vivre de son activité, à travailler à l’étranger, à multiplier les déplacements, être flexible, mobile.
“Un autre marché masculin que j’adore, ce sont les poussettes”
Elle, bien que reconnue, ne possède qu’une toute petite agence et travaille avec deux assistants. “Il faut beaucoup d’années pour arriver à en vivre. D’autant plus si vous êtes une femme, que vous avez des enfants et que vous êtes mariée à un con !”
Elle rêverait aujourd’hui de faire des outils, des brouettes ou des stylos. “Mais on ne me le proposera jamais. On ne propose pas ce genre d’objets aux femmes. Pour les voitures, on leur dit : ‘Tu fais les intérieurs, pas les extérieurs.’ Un autre marché masculin que j’adore, ce sont les poussettes. Ce sont des objets qui se déploient avec des contraintes techniques énormes. Quand j’ai eu mon premier enfant et que j’ai découvert l’univers de la poussette, on m’a demandé dans un magasin si je voulais devenir vendeuse parce que je les connaissais toutes par cœur.”
En la quittant, pour le plaisir peut-être d’une de ses saillies dont elle a le secret, on ne résiste pas à l’envie de lui demander ce qu’elle pense d’Ikea. “Ikea a rendu un énorme service esthétique à la France. On s’est enfin débarrassé de ce goût conservateur du meuble de style et de la cuisine rustique. Mais il y a aussi de tout : des trouvailles et des systèmes géniaux comme des objets de mauvaise qualité qu’on jette. On me dit parfois que les canapés chez Ligne Roset sont chers. C’est vrai. Mais pourquoi ils sont chers ? Ce n’est pas la bonne question. Ce qu’il faut se demander quand on est face à un objet bon marché, c’est pourquoi il n’est pas cher. Qui s’est fait arnaquer, mal payer, exploiter au passage ?”
Tutti frutti exposition d’Inga Sempé, dans le cadre de la Design Parade de Hyères, Villa Noailles, jusqu’au 24 septembre
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