Après deux années passées à travailler chez Jean Paul Gaultier de 1985 à 1987, le designer belge Martin Margiela décide de lancer sa propre maison de prêt-à-porter en 1988. A la recherche de sa nouvelle équipe, il rencontre Frédéric Sanchez, jeune illustrateur sonore de seulement 22 ans avec qui il collaborera jusqu’en 1995 pour sa […]
Réalisateur musical pour les plus grands défilés de mode, Frédéric Sanchez a débuté son travail aux côtés du créateur Martin Margiela en 1988. Pour “Les Inrocks”, il revient sur ses débuts et la musique qu’il a composée pour deux défilés cultes du designer belge.
Après deux années passées à travailler chez Jean Paul Gaultier de 1985 à 1987, le designer belge Martin Margiela décide de lancer sa propre maison de prêt-à-porter en 1988. A la recherche de sa nouvelle équipe, il rencontre Frédéric Sanchez, jeune illustrateur sonore de seulement 22 ans avec qui il collaborera jusqu’en 1995 pour sa propre marque. Rencontré par Les Inrocks, Frédéric Sanchez raconte leurs réflexions et leur travail commun autour de la bande-son du premier défilé de Maison Margiela en 1988 dans un vieux théâtre, mais aussi pour le défilé culte de 1989 dans un terrain vague du XXe arrondissement de Paris.
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Comment vous êtes-vous rencontrés avec Martin Margiela ?
Frédéric Sanchez – On évoluait un peu dans le même groupe de gens, on s’est donc rencontrés par une amie. Pour moi, c’était vraiment le début, je ne savais pas tellement ce que j’allais faire de ma vie. J’étais très jeune à l’époque. J’avais cette passion pour la musique et j’avais découvert qu’on pouvait faire des musiques pour des défilés. Je n’avais pas d’idées précises en tête mais j’avais cette passion un peu dévorante pour le son, je voulais raconter des histoires par ce biais-là. Et puis cette amie qui était mannequin me présente un jour à Martin qui venait de sortir de chez Jean Paul Gaultier et qui allait faire son premier défilé. Martin m’a donc invité à dîner chez lui un soir et il m’a montré son dossier et son univers. Le dossier était assez incroyable parce que tout était là. C’est-à-dire tout ce qu’on a connu après.
Qu’y avait-il dans ce dossier ?
C’étaient des dessins de choses très, très belles. Des femmes avec le visage recouvert d’un tissu dans une espèce de gaze ou de soie très transparente. On voyait le maquillage assez fort en transparence, donc juste deux ombres pour les yeux et la bouche. C’est très sophistiqué. Chez lui, la table avait une nappe blanche, les chandeliers étaient en argent, mais la bougie avait coulé dessus : il y avait toujours cette idée de vécu. Ces éléments-là sont importants parce que ce sont des choses que l’on retrouve après dans ses défilés et qui font sens. Et puis, on a commencé à parler du son et de ce qu’on aimait. On avait des goûts qui étaient assez communs, il était branché par Warhol et The Velvet Underground. Mais c’est notre goût pour les choses expérimentales qui nous a rapprochés.
Vous l’avez rencontré combien de temps avant le premier défilé ?
Un an avant à peu près. La Maison Margiela n’existait pas, ça s’appelait « SARL 9 » à l’époque. Mais tout était déjà là. Même les quatre points en signature étaient déjà prêts, tout ça avait été imaginé, prévu. La collection avait été dessinée. Je me souviens du jour où elle est arrivée. Ils étaient tellement heureux. C’était un aboutissement d’années de réflexion et de préparation.
Martin Margiela vous avait donné des consignes pour le son du premier défilé en octobre 1988 ?
Non, on en discutait vraiment ensemble. Lui, il avait des choses qu’il aimait vraiment comme les Velvet ou les Rolling Stones – je me souviens qu’il y avait un morceau des Stones qu’il affectionnait particulièrement, mais c’était plus pour la qualité du son : c’était un enregistrement live, donc le son n’était pas très net. On entendait en fond les instruments mais couverts par le public, et j’ai mélangé ça avec mon goût qui, peut-être, était plus expérimental.
Il y avait des morceaux de Meredith Monk [dont Dolmen Music ndlr] qui est une artiste minimale américaine. Il y avait cette artiste qui s’appelle Annette Peacock [avec le morceau Elect Yourself ndlr] qui est une artiste expérimentale jazz qui aimait beaucoup Bowie dans les années 70. C’était un mélange hétéroclite de choses, mais qui n’étaient pas si hétéroclites que ça non plus. Ce qui était important, c’était le total. Il y avait aussi un morceau de Jesus and the Mary Chain [Just like Honey ndlr] de leur premier disque parce que le son était très brouillon, il y avait beaucoup de réverbe.
A chaque fois, c’était plus une histoire de qualité de son : par exemple, on met plus bas des morceaux qui très forts et plus haut des morceaux plus doux. Ça créait une espèce d’univers sonore ensemble. C’était un peu du bricolage. Je travaillais avec mes magnétophones à bande. Je voulais qu’il y ait ce côté « fait main », je ne voulais pas travailler avec les ordinateurs. Donc j’ai commencé à découper des morceaux qui n’étaient pas mixés parce que je ne voulais pas que ça fasse DJ. C’était un collage de différentes musiques.
Les défilés duraient longtemps ?
C’était assez long, je crois que le premier défilé a bien duré une demi-heure. Ce qui était intéressant avec ce défilé, c’est que j’avais mis des micros dans les coulisses. Donc quand les gens entraient dans la salle, ils entendaient ce qu’il se passait derrière. Il y a avait ce côté brouhaha, comme si on disait : on va vous montrer ce qu’on ne voit pas, et qui est en train de se faire. Ce qui était aussi assez poétique et beau, c’était que les vêtements pouvaient aussi ressembler à des patrons. Il y avait l’idée de quelque chose qui était en train de se fabriquer, qui se faisait en même temps.
Et qu’est-ce qu’on entendait par les micros ?
C’était une sorte de brouhaha qu’on ne comprenait pas réellement. Ça posait question : est-ce que c’était derrière les coulisses, ou est-ce que c’était la salle qui était amplifiée ? Et à un moment le défilé démarrait avec un morceau instrumental du Velvet Underground, ultra saturé. C’était très sale comme son. Il y avait beaucoup de choses comme ça dans la bande son : il y avait des moments où le son n’était même pas coupé, j’avais vraiment pris le bras sur le disque et je remettais comme si le disque était rayé mais pas au bon endroit. Tout ça crée un collage.
Tout d’un coup j’avais une personne en face de moi qui était une sorte de miroir de ce que je pouvais aimer.
Vous aviez carte blanche avec Martin ?
Je n’avais pas carte blanche parce qu’on travaillait ensemble, mais ça correspondait tellement à mon truc que c’est un peu comme un compositeur qui trouve son metteur en scène. Ça a été une sorte de déclic pour moi, ça a révélé ce que j’allais faire plus tard. Ça a été plein de choses. J’avais trouvé en Martin les chocs esthétiques que j’avais pu avoir dans les années 70-80 quand je voyais Pina Bausch, quand je voyais des pièces de théâtre de Hans Peter Cloos au Bouffes du Nord. Il y avait tout là-dedans qui se résumait avec Martin : l’Arte Povera. Tout d’un coup j’avais une personne en face de moi qui était une sorte de miroir de ce que je pouvais aimer. Parce que bon, moi, je n’étais pas un cinglé de mode. Il y avait des choses que je pouvais aimer mais l’important pour moi, c’était la musique. Et c’était la New Wave, le label Factory, les pochettes de Peter Saville. Mais qui étaient déjà dans un genre “hand-craft”. La première pochette de Saville pour Factory, c’était un disque de Durutti Column qui était fait en papier de verre. Tout ça se rejoignait.
En 1989, pour le défilé dans le squat du XXe arrondissement de Paris, c’était quel genre de musique ?
La musique était très, très punk. Il y avait un bout de Roadrunner des Sex Pistols par exemple. C’était toujours des collages. Mais il y avait des moments qui étaient très beaux avec du clavecin qui était mis en boucle. A la fin d’ailleurs ce n’était que du clavecin. C’était un morceau de Rameau. J’avais juste pris un bout et puis je l’avais mis en boucle et en boucle et en boucle et il y avait tous ces confettis blancs. C’était très poétique ce défilé.
Quelle était la réflexion autour de ce défilé avec Martin Margiela ?
On travaillait comme d’habitude : c’était un happening. Toujours l’idée de collage et le mélange avec des choses venues de disques enregistrés live avec le public en fond. Et puis le côté mal enregistré. C’était quand même une obsession dans notre truc, ça revenait beaucoup et c’est important pour le défilé dans le métro [d’octobre 1991 ndlr]. Par exemple, quand vous regardez les vieux films des Beatles et des Rolling Stones, ou que vous écoutez leurs disques live, vous entendez le hurlement des filles, du public et des fans. Vous avez la musique qui vient en superposition et qui disparaît parce qu’il y a trop de son. Ces choses-là nous intéressaient beaucoup.
C’est comme dans le film Ziggy Stardust de David Bowie. Au moment du dernier concert de Ziggy Stardust, il tue ce personnage et les fans commencent à hurler. On trouvait ça beau. On s’est dit : “Et si on mettait de la musique classique au lieu de la musique rock sur des hurlements de public ?” Ça créait cette espèce de superposition. Il n’y avait pas une obsession de faire de la mode grunge, c’était la beauté des contrastes qui nous intéressait.
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