Mémorial improvisé, cœur névralgique de Nuit debout, la place de la République a retrouvé sa vocation d’espace public. Trois ans après son réaménagement, que pensent les architectes de cette réappropriation citoyenne ? Entretien.
De son occupation par le mouvement Nuit debout depuis le 31 mars à son statut de mémorial après les tragiques attentats de l’année 2015, la place de la République semble revenue au centre de la vie publique. Pourtant avant sa rénovation en 2013, si la place constituait le point de départ de nombreuses manifestations, personne ne s’y arrêtait vraiment. Son réaménagement lui a forgé un statut d’exception.
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Nous sommes allés à la rencontre de Pierre-Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler, les deux lauréats du concours international lancé par la Ville de Paris, qui ont livré, en 2013, un espace aux dimensions nouvelles avec une scène à ciel ouvert. Ce piédestal démocratique est également devenu une unité de jonction entre le peuple et ses revendications. Qu’en pensent les architectes du cabinet TVK qui ont rénové la place ? Avaient-ils imaginé cette réappropriation citoyenne ?
Nuit debout aurait pu se dérouler place Stalingrad ou de la Bastille et pourtant le mouvement est né à République. Comment expliquez-vous que cette place ait été privilégiée ?
Antoine Viger-Kohler – A mon sens, c’est lié à l’équilibre de la place. Au centre il y a beaucoup de passage. A l’ouest, il y a le café et le miroir d’eau. Et puis Nuit debout, par vocation, est mobile. Ils installent, ils désinstallent… L’espace tel qu’il est conçu crée des échanges, des interactions entre les personnes. Qu’on soit spectateur ou participant, il y a l’idée au départ que l’espace est démocratique, qu’il n’est pas réservé exclusivement à un groupe. Même avec Nuit debout, les gens peuvent continuer à boire leur café, à disposer de la place…
Votre objectif initial a été de créer une place populaire. Vous avez fait du vide, un élément fondamental. Aviez-vous une idée de ce qu’il allait engendrer ?
Pierre-Alain Trévelo – Nous avons beaucoup réfléchi aux usages en dessinant des croquis, en essayant d’imaginer la façon dont cet espace pourrait être vécu…
Antoine Viger-Kohler – On n’a jamais douté du fait que la place se remplirait grâce à sa configuration. Habituellement quand vous travaillez sur l’espace public, l’approche classique consiste à dessiner et composer l’espace. Nous avons plutôt développé une démarche qui consiste à dire : ce qui compte c’est ce que les gens y feront ! Dès que la place a été achevée, nous nous sommes rendu compte que notre projet fonctionnait. Très vite des groupes de personnes se sont mis à donner des cours de tango, des enfants jouaient… Et puis, il y a eu tous ces événements tragiques… dont les attentats de Charlie Hebdo… La place de la République a tout de suite été investie par des projets imprévisibles. Des projets auxquels nous n’avions pas du tout pensé.
P-A T – On a essayé d’imaginer beaucoup de choses. Nous sommes des concepteurs, nous avions bien conscience que l’on ne pouvait pas décider de la façon dont l’espace allait être utilisé.
Le miroir d’eau (© Camille Desbos)
Mais quelque part vous l’avez orienté…
P-A T – Oui, bien sur : on l’a orienté. Mais en tant que concepteur on a essayé de ne pas avoir d’idées préconçues de la façon dont elle allait être utilisée. On a voulu laisser le maximum de liberté tout en la stimulant par notre conception. On ne voulait pas créer nous-mêmes de sous-espaces en figeant les usages. C’est d’ailleurs souvent la tentation du concepteur qui pense qu’en contrôlant l’espace, il contrôlera aussi le temps. On a été ému et surpris de voir les mobilisations à la suite des attentats. Quand il se passe des choses que vous n’avez pas imaginées, c’est très déstabilisant et paradoxal car notre métier consiste à envisager toutes les solutions possibles. Tout cela a validé notre démarche mais on ne peut pas imaginer des situations aussi extrêmes. Au niveau de l’échelle de cette place, il était difficile d’imaginer avoir un espace intime au sein d’une place aussi grande ! Et pourtant il y en a eu tellement… Tous ces gens qui étaient réunis et chuchotaient…
A V-K – Dans notre démarche, en règle générale, on s’intéresse de plus en plus à l’interaction entre les programmes et pas uniquement au programme lui-même. Le point de départ était l’occasion manquée que représentait cette place. Elle possédait un potentiel énorme, notamment lié à la puissance symbolique qui en découle.
Le mémorial improvisé pour les victimes des attentats de 2015 (© Camille Desbos)
L’année 2015 a été difficile, elle a été le symbole de l’horreur. Il était même difficile de passer sur la place à un moment donné et d’être confronté de plein fouet à l’horreur des derniers évènements. N’avez-vous pas eu peur qu’elle devienne un mémorial à ciel ouvert ?
P-A T – Non pas vraiment. On a pensé à l’idée qu’un sens prenne le dessus sur tous les autres. C’est un danger qui peut toujours arriver mais on n’a pas vraiment eu peur de ça. La place a une grande capacité. On parle beaucoup de Nuit debout aujourd’hui, mais pourtant la vie continue… La place ne leur appartient pas.
Beaucoup de politiques critiquent cette réappropriation…
P-A T – C’est une vision réductrice. Quand on va sur la place, on voit bien que cela ne correspond pas à la réalité. Les gens continuent à vivre normalement.
Justement, quelle est votre position par rapport aux propos qu’a tenus Anne Hidalgo ou encore ceux du maire du XIe arrondissement de Paris selon lesquels Nuit Debout serait une « privatisation » de l’espace public ?
A V-K – Pour moi ce qui est important c’est que la place ne devienne pas le lieu d’un seul groupe. Ce n’est pas sa vocation. Par contre, elle peut accueillir un événement qui occupe plus de place que les autres à un moment donné. Cette grande scène ouverte fait que ces événements peuvent se substituer à d’autres… On l’a vu avec les attentats… Nuit debout a un peu occulté le mémorial même s’il est toujours présent.
P-A T – Il y a là un sujet extrêmement intéressant : celui de la mémoire collective qui rentre dans l’architecture. Comment la ville devient le réceptacle de cette mémoire ? Je crois que ces couches ne s’effacent pas. Au contraire, elles rentrent dans la matière. Je pense qu’il y a là quelque chose d’assez intéressant à étudier et qui va au-delà des considérations politiques du moment… Nous ne sommes pas vraiment inquiets qu’on soulève une dalle pour en faire un jardin. Tout ça c’est de l’agitation ! On ne sent pas le danger parce qu’il y a Nuit debout. Au contraire, si les gens sont là, c’est qu’il y a un besoin. On sait très bien ce qui se passe dans notre pays.
L’AG quotidienne de Nuit debout (© Camille Desbos)
Que pensez-vous des aménagements réalisés pas les manifestants sur la place ? Pour vous, la place doit-elle rester figée ou doit-elle évoluer ?
A V-K – Je pense qu’elle doit rester disponible. Construire un potager sur le long terme n’aurait pas vraiment de sens, parce que ça reviendrait à délimiter un pré-carré avec une fonction non évolutive.
P-A T – Personnellement, je n’ai pas le sentiment qu’ils aient changé quoi que ce soit…
https://twitter.com/Tigredepapier/status/719218666252988417
Et de la polémique sur les dalles enlevées?
A V-K – Oui mais il y a eu deux dalles enlevées autour d’un arbre pour laisser un peu plus de place autour de celui-ci… Cela peut-être une proposition éventuellement intéressante !
P-A T – Il y a 122 000 dalles sur la place de la République… On peut en enlever deux ou trois sans que cela devienne une affaire d’Etat, non ?
Y avait-il à la base de votre réflexion, une volonté d’accueillir des formes d’expérimentation politiques nouvelles?
A V-K – La place a toujours été populaire, avec des revendications, des manifestations sociales… Notre volonté était plutôt de les accompagner.
La démarche éthique de la conception de la place, ainsi que l’installation d’un café au prix de 1 euro, a t-il eu pour but de favoriser une mixité culturelle ?
A V-K – Oui c’est certain. On a voulu faciliter les appropriations de chacun en laissant l’espace ouvert. On souhaitait que tous les éléments de la place aient une relation très forte entre eux en favorisant les modes d’interactions.
P-A T – On a dû mener des batailles : ne pas mettre d’arceaux sur les bancs pour que l’on puisse s’y allonger ; autoriser que les vélos circulent sur l’esplanade. La philosophie de la place est de faire comprendre qu’elle est ouverte à tous les pans de la société.
“Même avec Nuit debout, les gens peuvent continuer à boire leur café, à disposer de la place” (© Camille Desbos)
De votre point de vue, le destin de la nouvelle place de la République a plutôt été guidé par son nom (« Res Publicae », la chose publique), ou c’est sa nouvelle disposition qui a permis de revenir à son sens étymologique ?
P-A T – C’est forcément la rencontre du statut si particulier qu’a la place et de l’aménagement de celle-ci, qui la met en avant. La place de la République a un nom, une histoire et une taille incroyable. Il est certain que notre aménagement a changé ses capacités d’accueil. On n’imagine pas vraiment le mémorial, qui s’est fait autour de la statue à l’époque où celle-ci était située au milieu du rond-point. On l’a déjà beaucoup expliqué : ce qui s’est passé au moment où la place a été dévoilée a autant d’importance que ce qui s’y passe maintenant. Pour un court laps de temps, les gens ont l’impression que la place leur appartient et c’est le principal.
A V-K – Le point de départ s’appuie sur le fait que la place est appropriable, inaliénable. C’est vraiment un espace conçu pour être disponible. Nous avons mis en place une configuration un peu exceptionnelle qui fait que des groupes de personnes se l’approprient pour y faire des choses bien différentes.
Le fait de créer un espace aussi grand était une volonté de votre part de faire de la place de la République un forum des temps modernes ?
P-A T – Oui en effet. Notre ambition était de créer une scène à ciel ouvert, construite dans un espace particulier, au sens théâtral du terme. Quand vous êtes dans la circulation, vous faites une sorte de travelling devant la place et vous regardez ce qu’il s’y passe. Ainsi, cet espace joue le rôle d’une scène par rapport à l’espace de déplacement. Même ceux qui ne manifestent pas peuvent regarder voire communiquer avec les manifestants. C’est un espace horizontal, simple et facile pour permettre ces échanges. Même avant sa rénovation, on savait qu’il y avait presque une manifestation par jour. On a essayé de créer un lieu public où les gens puissent s’exprimer sans entrer dans une lutte, sans bloquer obligatoirement des espaces existants. Pour nous, c’était important de travailler précisément sur ce point. Surtout, dans un pays comme la France. Il fallait que ces manifestations aient un espace pour les accueillir.
(© Camille Desbos)
La place de la République est à un carrefour politique entre les trois arrondissements de Paris, mairies gagnées par la gauche dans les années 90. Y a-t-il un lien entre la conception de la place et sa situation géographique et politique ?
P-A T – Je ne pense pas que l’on soit à une échelle politique. Je pense plutôt que nous sommes à une échelle métropolitaine. Ce sont plusieurs séquences de l’histoire politique française qui se rencontrent ici. De plus, sur la place, la statue regarde le centre, cela suggère la relation entre Paris, la périphérie et le reste du monde (du moins la France au minimum). La composition crée donc une métaphore en rapport avec le centre, comme une balance, un équilibre.
A V-K – Il y a un autre aspect qui est bien plus important : la place de la République se situe sur une bouche de métro. On y trouve : cinq lignes de métro, quatre de bus… La plupart de ces transports vont jusqu’en banlieue. La place a ainsi un rayonnement d’action métropolitain. Cela va au delà des frontières physiques et historiques, puisqu’elle se trouve à l’endroit précis où se situait d’anciennes fortifications. Celles-ci sont aujourd’hui devenues des boulevards. Nous voulions redonner une forme de simplicité, de continuité. La place a une nouvelle relation à l’extérieur, à la métropole et au reste du territoire.
Avec le recul, que pensez-vous des premiers avis réfractaires sortis dans la presse lors de l’inauguration de la place?
P-A T – Il y a eu des critiques élogieuses et d’autres extrêmement dures… Mais cela ne nous a pas plus gênés que cela. C’est normal qu’un projet au sein de la ville suscite des réactions parfois violentes.
A V-K – C’est justement la marque des bons projets. Ce sont les projets consensuels et pas critiqués qui sont les plus inquiétants.
Propos recueillis par Camille Desbos
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