Notre directrice de la rédaction Carole Boinet rappelle l’importance des lieux de culture pour préserver les œuvres, le désir et l’existence.
C’est un vendredi soir de novembre et le théâtre de Chaillot est en ébullition. Ça s’agite dans les coursives, dans les salles, dans les halls, dans les escaliers. Le trio de chorégraphes (La)Horde, à la tête du Ballet national de Marseille, a carte blanche. Cecilia Bengolea et François Chaignaud sont de la partie. Une myriade de danseur·euses aussi. Ce soir-là, il·elles célèbrent la dernière de cette “exposition performative”. L’impression retenue tient en un mot : collectif. Il résonne. Tonne, même.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La société s’achemine subrepticement vers l’individualité : nous regardons des films seul·es dans la solitude de nos intérieurs, nous nous faisons les managers de nos propres vies, exposées à longueur de photos et de vidéos sur les réseaux sociaux, nous plions au joug de la perfection des filtres. Bientôt, nous voyagerons, seul·es, dans le métavers, et perdrons rapidement la notion de physicalité. Et pourtant, l’avenir ne peut qu’être collectif.
Il y a cinq ans naissait le hashtag MeToo, devenu mouvement à la seule force des personnes qui dirent, à l’unisson, stop. Si l’année 2022 fut rude (euphémisme), l’espoir qu’il nous reste tient dans nos capacités respectives à nous allier, à former des collectifs, des groupes, des masses, des hordes, dans une logique rhizomique. Ainsi, l’attachement aux salles de cinéma, de concerts, de spectacles, d’expositions, aux clubs, aux librairies et bibliothèques ne dit pas un conservatisme poussiéreux, un côté boomer, un anti-modernisme mais plutôt une volonté de préserver des espaces de rencontres voulues et fortuites, de laisser la possibilité d’entendre, de voir, de lire au milieu d’autres souffles, d’autres odeurs, d’autres regards.
Dans notre numéro double se croisent des personnalités diverses, mais que rassemble un même amour féroce, solide, déterminé, du geste artistique, de la création exigeante, de la défense de certaines valeurs actuellement bousculées voire liquéfiées par une vision lisse, normée, facile et morcelée du monde. Les œuvres soulèvent, nourrissent, titillent nos désirs. Sans œuvres, pas de désir. Sans désir, pas d’existence. Sans existence, eh bien, c’est la mort.
La soupe à la tomate jetée à la face des Tournesols de Van Gogh cette année a été largement analysée comme une atteinte à l’Art avec un grand A. Ne serait-elle pas plutôt une façon habile de remettre l’Art avec un grand A (canonisé et donc quasi mortifère) au cœur de l’action, de démontrer que la culture agit, en profondeur, sur le monde, dont elle n’est pas le miroir, mais bien un moteur puissant ?
Le philosophe Georges Didi-Huberman a cette belle phrase : “L’imagination consiste à créer des relations entre des choses qui apparemment n’en ont pas. De cette façon, l’imagination crée un savoir des choses inaperçues. Ou ce montage est raté, c’est gratuit ça ne ressemble à rien. Ou on découvre une analogie féconde. Un impensé.” Dans ce numéro bilan, nous avons retenu certaines propositions, certains imaginaires qui nous ont paru susceptibles d’agiter voire de bouleverser nos et vos vies.
{"type":"Banniere-Basse"}