La Tribunal arbitral du sport a rejeté le recours de la double médaillée olympique Caster Semenya dans le conflit qui l’oppose à la Fédération internationale d’athlétisme. Une nouvelle réglementation oblige les athlètes hyperandrogènes, comme c’est son cas, à prendre des médicaments afin de faire baisser leur taux naturel de testostérone. Une décision scandaleuse, selon la socio-historienne du sport Anaïs Bohuon. Entretien.
“La décision du Tribunal arbitral du sport (TAS) ne m’arrêtera pas.” C’est par ces mots déterminés que l’athlète sud-africaine Caster Semenya a réagi à la décision du TAS de lui donner tort dans le conflit qui l’oppose à la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF), mercredi 1er mai. La célèbre double championne olympique du 800 mètres avait en effet déposé un recours contre de nouvelles règles de l’institution obligeant les athlètes hyperandrogènes, soit des femmes produisant un taux élevé de testostérone, à se médicamenter afin de faire baisser leur taux de cette hormone. La raison : ces athlètes seraient avantagées par celui-ci (un postulat remis en cause, comme l’explique cet article de Libération). De manière assez ambiguë, le TAS a pourtant également demandé à l’IAAF d’amender son règlement, le jugeant “discriminatoire”.
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Reste que la décision concernant Caster Semenya est jugée injuste, notamment par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU mais aussi par plusieurs spécialistes de la question. Et ce, alors même que Caster Semenya n’a cessé de subir, depuis son arrivée au plus haut niveau, moqueries, préjugés et remises en cause de ses performances. Binarité dans le sport, dispositifs de domination, sexisme… Afin de revenir sur cette affaire et pour prendre de la perspective sur la question, nous avons interrogé Anaïs Bohuon, socio-historienne du sport professeure des Universités à l’UFR Staps de Paris Sud et autrice de Catégorie “dames” – Le test de féminité dans les compétitions sportives (éd iXe, 2012).
Comment analysez-vous la décision du Tribunal arbitral du sport (TAS) qui vient de donner tort à l’athlète Caster Semenya ?
Anaïs Bohuon – Ma première réaction a été de ne pas y croire : j’étais convaincue que Caster Semenya allait gagner. Ensuite, j’ai été choquée et révoltée : pour moi, c’est un signal fort, dans le sens où le TAS autorise la Fédération internationale d’athlétisme à mettre en place une réglementation profondément sexiste. Pourquoi ? D’une part, parce que ces règles s’adressent uniquement aux femmes. En l’occurrence, on demande à Caster Semenya, soit une femme dite hyperandrogène, qui produirait donc plus de testostérone que la moyenne autorisée – des normes arbitraires que l’on pourrait d’ailleurs interroger (on passe de 10 nmol/litre de sang à 5 nmol/litre de sang en moins de 5 ans…) – de réguler ses taux hormonaux parce qu’elle présenterait un avantage physique. Or, cela n’est pas prouvé scientifiquement. Il est impossible, dans le monde du sport de haut niveau, de définir véritablement ce qu’est un avantage physique. Dans le cadre d’une performance, il faudrait isoler la production de testostérone de toutes les autres multiples caractéristiques physiques, mais aussi des déterminants socio-culturels, socio-économiques, environnementaux etc. pour savoir si c’est cela qui lui permet d’exceller.
Deuxièmement, de nombreuses athlètes hyperandrogènes n’excellent pas, en athlétisme ou ailleurs. Un autre argument assez important : même si on présage que le fait d’être grande peut donner et conférer un avantage physique en saut en hauteur ou en basket, ce n’est pas parce que vous êtes grande que vous allez être championne olympique ou championne du monde, de la même façon, ce n’est pas parce que vous produisez plus de testostérone que la moyenne autorisée que vous allez être une athlète hors norme.
Du coup, ça ne tient pas du tout. Je suis révoltée, furieuse, et je me demande si cette mesure n’est pas tout simplement intersexophobe (discriminant contre les personnes intersexes, ndlr), car, dans le communiqué du TAS fait aux médias en anglais, il s’avère que les athlètes incriminées sont celles avec un caryotype XY, ce qui relèverait donc de cas d’intersexuation. Mais, plus encore, ce qui montre à quel point ce règlement est sexiste, c’est qu’il sous-entend que la testostérone serait l’apanage exclusif des hommes. Or, on sait que les hommes comme les femmes produisent des œstrogènes et de la testostérone. Des scientifiques ont montré aussi que parfois il y avait plus de différence entre les taux de testostérone de deux hommes qu’entre ceux d’un homme et une femme. Et, en plus, on sait qu’on est en présence de variations quantitatives. Quand on s’entraîne à outrance, on peut potentiellement produire plus de testostérone par exemple.
« Même dans son communiqué, le TAS dit que c’est une mesure discriminatoire »
En quoi une telle réglementation est-elle injuste et discriminatoire ? Dans un article du Républicain Lorrain, vous demandez : “pourquoi réguler un avantage naturel plus qu’un autre ?”
Exactement. Il faut arrêter l’hypocrisie : on essaie de réguler ce qu’on pense être un avantage naturel physique et pas n’importe où : chez les femmes. Le monde du sport s’est fondé sur un vœu illusoire : pour respecter un principe d’égalité et d’équité, et je ne suis pas contre, le monde du sport a catégorisé. Par exemple des catégories de poids en judo ou en haltérophilie, ce qui est légitime, ensuite, des catégories d’âge, ce qui l’est également. Par la suite, les instances ont fait des catégories sexuées, en partant du principe que les femmes étaient « naturellement » – et c’est important – inférieures physiologiquement. C’est une réalité : je n’estime pas que les femmes sont plus fortes à haut niveau que les hommes, au contraire, puisque tous les records olympiques ou mondiaux sont le fait d’hommes. Mais tout ceci est une utopie : les composantes sociales, voire familiales, culturelles, environnementales ET génétiques forment un ensemble indissociable.
Ainsi, il y a cette dimension très forte que l’on a tendance à oublier : tous les déterminants sociaux, culturels et historiques. Les femmes ont été confrontées à des freins, des résistances, elles ont un siècle de retard dans la mise en mouvement de leur corps. Par conséquent, oui, elles ont physiologiquement un peu de retard – et encore, on pourrait en discuter – par rapport aux hommes. Du coup, les instances ont catégorisé, toujours pour ce principe d’égalité. Et, en fait, si elles voulaient vraiment être dans un principe d’égalité et d’équité, et donc de réguler les avantages naturels car il est question de cela, alors il faudrait aller voir ce qui se passe dans la catégorie hommes. En sprint par exemple, en allant voir les éventuels avantages physiques dont bénéficierait Usain Bolt, ou bien ceux de Michael Phelps, un nageur exceptionnel. A partir de ce moment-là on voit bien que ça ne tient pas, et que ce règlement est profondément sexiste.
Il a beaucoup été dit des choses comme “Comprenez ces pauvres athlètes qui concourent contre Caster Semenya et les athlètes hyperandrogènes, c’est horrible pour elles, il faut réguler”. Mais dans ce cas-là, qu’est-ce qu’on pourrait dire de nos tennismen français dès lors qu’à Roland Garros il y a Nadal, Federer ou Djokovic ? C’est la même chose ! Est-ce qu’on ne pourrait pas être tenté de leur faire prendre des médicaments afin de réguler un petit peu leurs performances ? Vous imaginez bien le scandale sportif que cela susciterait chez les hommes. Donc cette mesure est d’une misogynie crasse, et, le plus dérangeant, c’est qu’il est assumé complètement par le TAS et l’IAAF. Et même dans son communiqué, le TAS dit que c’est une mesure discriminatoire. C’est ahurissant.
Des voix se sont élevées pour dénoncer “un ciblage des compétitions” concernées… et notamment celles où s’illustre Caster Semenya, comme si cette décision lui était particulièrement destinée. Or, votre livre montrait comment ces discriminations portaient souvent sur “les femmes noires issues de milieux modestes”…
Ici, il faut avancer avec prudence. En revanche, on peut faire une constatation : à partir de 1968, aux JO, toutes les femmes étaient obligées de passer un « contrôle de sexe ». Puis, à partir de 2000, cette systématicité a été supprimée et les instances dirigeantes sportives, notamment la Fédération internationale d’athlétisme ou le CIO, se sont réservé le droit en cas de doute sur une athlète de faire passer des contrôles médicaux. C’est ce qui se passe depuis 2000. Et ce qu’on constate, c’est que toutes les femmes accusées d’être hyperandrogènes ou pour lesquelles on remet en cause explicitement et sérieusement leur identité sexuée, leur sexe, sur la scène publique ou dans les médias, sont des femmes non pas noires, mais non-occidentales. Ce n’est pas un problème de couleur de peau, mais un problème de pays – vous n’avez pas d’africaine-américaine ou de caraïbeenne par exemple : elles sont, elles, soupçonnées, s’il y a soupçons, de dopage. Et, surtout il y a cette dimension importante : ces femmes sont issues de classes sociales souvent modestes. On pourrait donc aussi se demander s’il n’y a pas une discrimination géopolitique et de classe. Avant, ces femmes n’avaient peut-être pas les moyens de se défendre – je pense ici tout spécialement à l’athlète indienne Santhi Soundarajan. Plus maintenant : avec Dutee Chand et Caster Semenya, depuis cinq-six ans, il y a eu un éveil militant autour de ces questions.
Enfin, il y a une autre dimension : dans les pays occidentaux, les athlètes dites intersexes sont très majoritairement opérées à la naissance. Or, la plupart des femmes stigmatisées et directement visées dans le monde du sport sont des femmes issues de pays où la prise en charge médicale de la question de l’intersexuation n’est parfois pas la même. Il y a des soupçons clairement géopolitiquement ciblés avec un discours d’un impérialisme occidental dangereux : comme si ces pays avaient une mauvaise gestion de l’identité sexuée par rapport à nous.
« Il y a une injonction paradoxale très forte pour les femmes : faites du sport, mais ne vous virilisez surtout pas »
Vous avez écrit sur les tests de féminité. Caster Semenya en a subi. Vous écrivez que ceux-ci “constituent un véritable dispositif de domination”. Pourquoi ?
Je suis avant tout socio-historienne du sport et j’ai fait ma thèse sur les discours médicaux et l’accession des femmes aux activités sportives dès la mise en mouvement de leurs corps, de la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1920. Je me suis aperçue qu’on a commencé à mettre en mouvement le corps des femmes, à leur faire faire du sport, dans une finalité très explicite : régénérer la nation. Il fallait des femmes robustes pour lutter contre les fléaux sociaux de l’époque. Et ce, avec l’idée que les qualités physiques et caractéristiques que l’on transmettrait à la femme de par le sport seraient transmises de manière héréditaire à leurs enfants – en gros, elles feraient des enfants robustes et de futurs soldats costauds. C’est la raison majeure pour laquelle on les a autorisées à entamer des activités physiques et sportives, notamment dites de « tradition masculine ».
Mais, en fait, on se rend compte dès la fin du XIXe siècle qu’il y a une injonction paradoxale très forte pour les femmes : faites du sport, mais ne vous virilisez surtout pas, ne mettez pas en danger vos organes reproducteurs, restez dans les critères normatifs de la féminité et ne soyez surtout pas lesbienne ou stérile. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est exactement la même chose. Le signal donné par le TAS est de dire : “Femmes, vous avez le droit de faire du sport, mais n’excellez pas trop, ne soyez pas au-dessus des autres femmes, ne soyez pas une athlète exceptionnelle dans plusieurs disciplines, restez une athlète qui gagne, certes, mais pas trop.”
Je vais aller encore plus au-delà de ce dispositif de domination masculine : pour moi, concernant Caster Semenya, ce n’est pas tant ses performances qui dérangent. Car, avec ses chronos, elle ne pourrait même pas être qualifiée aux championnats de France masculins. Du coup, qu’est-ce qui dérange ? Est-ce que ce n’est pas son genre qui dérange, avec cette norme de féminité non-occidentale qu’elle nous propose ? On lui a reproché de porter un cycliste au lieu d’une culotte, de ne pas s’épiler, sa voix trop rauque, un bassin trop étroit, de ne pas se maquiller… Si Caster Semenya était une athlète africaine-américaine hyperandrogène, dans les critères normatifs de la féminité occidentale et de ce qu’on attend sur les terrains sportifs, est-ce que cela se passerait de la même façon ? Je n’en suis pas convaincue.
Cette décision du TAS sous entend-elle donc qu’il y aurait des “vraies femmes” et des “fausses femmes” ? Vous écrivez par ailleurs que “la partition des individus en deux catégories de sexe seulement est une fiction idéologique”.
C’est toute la question, et ce que je démontre depuis quinze ans : le monde du sport s’est engagé dans un terrible cercle vicieux depuis les années 60 et les premiers tests de féminité afin de définir ce qu’est, entre guillemets, une “vraie femme”. Or, plus ils ont cherché, moins ils trouvent. Les instances se sont d’abord basées sur les organes génitaux apparents, la force physique, et les capacités respiratoires, ce qui ne tenait pas. Puis, elles ont décidé d’aller chercher le deuxième chromosome X pour définir ce qu’était une femme, mais idem, ça ne tenait pas : il y a de multiples différenciations chromosomiques. Elles ont ensuite cherché les femmes avec des chromosomes XY, donc présentant potentiellement un hyperandrogénisme féminin, et se sont rendu compte que c’étaient aussi des femmes. Enfin, elles ont mis en place ces critères hormonaux, alors que c’est un déterminant qui ne tient pas. En fait, il est impossible de définir une “vraie femme” : il y a le sexe gonadal, le sexe apparent, le sexe chromosomique, le sexe social soit le genre ou encore le sexe psychologique dans le cas de la transidentité, avec un sexe qui diffère de l’enveloppe corporelle de la naissance. Et maintenant le sexe hormonal dans le sport… Cette binarité ne fonctionne pas toujours.
Je voudrais rajouter ceci : je pense que la vraie problématique ne se pose finalement pas en termes de testostérone concernant Caster Semenya. Elle se pose en termes de mental d’acier. Cela fait dix ans que cette femme est confrontée à des questions sur ses organes génitaux – vous imaginez la violence ? On se pose la question de savoir si c’est une « vraie femme », on critique son morphotype, ses performances, sa sexualité et j’en passe. Et, malgré tout ce qu’elle a vécu à 18 ans, elle a continué à concourir, elle lutte, elle multiplie les disciplines, elle éclate les records et elle continue, même avec cette décision affreuse, à dire “cela me rend plus forte, je ne vais pas me laisser faire et je vais me battre”. Ce que les instances dirigeantes sportives devraient comprendre, c’est que l’on a face à nous une athlète exceptionnelle. Mais pas parce qu’elle produit, selon eux, trop de testostérone, mais parce qu’elle a un mental qui résiste à toute épreuve, et c’est ça qui fait avant tout la force des grands champions et des grandes championnes.
Propos recueillis par Amélie Quentel
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