Février 2005 : le banquier Edouard Stern est abattu par sa maîtresse au cours d’une séance SM. S’inspirant du fait divers, Régis Jauffret écrit Sévère, épopée universelle et fascinante sur un rapport amoureux hors normes. Et repose la question des limites fiction/réalité.
Encore un roman qui flirte avec le réel, malmène les limites entre fiction et réalité et s’annonce donc très hot. Gallimard aurait refusé de le publier par crainte d’un éventuel procès. C’est au Seuil que paraîtra ce texte sidérant, angoissant, profondément troublant.
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Après la polémique autour du roman de Yannick Haenel, Jan Karski, et la question du droit de l’écrivain à inventer le monologue d’une personne historique, c’est maintenant au tour de Régis Jauffret d’inventer la parole d’une personne existante, et pas n’importe laquelle : une criminelle.
Son nouveau roman, Sévère, s’inspire de l’affaire Edouard Stern, ce banquier milliardaire abattu de quatre balles en 2005 lors d’une séance sadomaso, retrouvé vêtu d’une combinaison en latex. Cécile Brossard, sa maîtresse pendant quatre ans, a avoué le crime. Elle a été jugée en juin dernier et, hasard du calendrier, sortira de prison cette semaine, en même temps que le roman.
La narratrice de Sévère est la meurtrière elle-même mais Régis Jauffret a pris soin d’expulser tous les noms de son texte : il ne s’agit donc plus nommément ni de Brossard ni de Stern mais, parce que le roman a le pouvoir de transformer un cas précis en une épopée universelle, de deux archétypes d’une histoire d’amour telle que Jauffret les a toujours écrites.
Dans Clémence Picot ou Histoire d’amour, sortis il y a plus de dix ans, il exhibait le squelette même du rapport amoureux, débarrassé de toute chair romantique – rapports de force, transactions, négociations. C’est cet enjeu qu’on retrouve dans Sévère, dans cette passion amoureuse qui échappe à la banalité en s’incarnant crûment dans des échanges tangibles : argent, liens, domination sexuelle, tortures, prostitution, symboles encore une fois des rapports de force, transactions, négociations chères à l’auteur.
Pourtant, Régis Jauffret a changé. Son écriture elle-même s’est coulée dans une combinaison en latex, contrainte par cette maîtresse sévère, le fait divers, qui semble intimider la forme romanesque (De sang-froid de Capote et L’Adversaire de Carrère sont des récits, comme si face à l’horreur réelle le roman s’évanouissait) ou alors la corseter.
Déjà, avec Lacrimosa, son précédent roman, le suicide d’une personne proche de Jauffret l’avait amené à ne pas faire du Jauffret. Exit la fiction en roue libre d’Univers, univers, l’humour absurde et hilarant de Microfictions. Sévère se lit comme une plongée fascinante et toujours maîtrisée dans un rapport amoureux hors normes, qui dépasse la réalité du fait divers pour révéler une vérité possible à toutes les histoires d’amour.
ENTRETIEN >
Vous vous êtes inspiré de l’affaire Stern pour écrire ce livre : pourquoi avoir choisi d’en faire un roman plutôt qu’un récit ?
Régis Jauffret – Quand on écrit le mot roman sur un livre, ça revient à dire “mensonge” : c’est une falsification de la réalité. L’imaginaire n’est rien d’autre que ça car on n’a pas accès à une autre imagerie que le réel. L’histoire que je raconte s’est réellement produite pourtant je n’ai pas cherché à la reproduire. J’avais assisté au procès de Cécile Brossard mais quand j’ai commencé à écrire le roman, je n’ai effectué aucune recherche, je n’ai consulté aucun document ni article : je tenais à entremêler la réalité et l’invention, d’où le statut ambigu du livre. Je n’aurais pas publié ce texte si j’avais eu l’impression qu’il ne tenait pas sans l’existence de l’affaire. Or il tiendrait debout même en l’absence du fait divers.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette histoire : l’argent, l’amour, le sadomasochisme, une empathie pour la meurtrière ?
Je n’ai pas eu d’empathie pour elle. Quand on a voulu en faire une victime, cela m’a beaucoup choqué. J’ai au contraire une sympathie profonde pour la famille d’Edouard Stern, pour ses enfants. Ce qui a provoqué ce livre, c’est l’article que j’ai dû écrire en juin 2009 pour Le Nouvel Obs. Je n’avais jamais assisté à un procès d’assises et j’ai été assez saisi : il y a un déballage absolu. Quant à l’intérêt de l’histoire, je l’ai trouvé dans une perspective plus générale : essayer d’aller vers l’anecdote de la réalité, c’est-à-dire vers des faits qui ont pu avoir lieu. C’est pourquoi j’ai commencé un livre sur l’affaire Fritzl (Josef Fritzl a séquestré et violé sa fille Elisabeth pendant vingt-quatre ans dans la cave de la maison familiale en Autriche – ndlr). J’aime l’idée de travailler avec des faits qui se sont produits. L’argent, dans cette affaire, me paraît secondaire, car il ne joue aucun rôle, à part ce million de dollars qui a une valeur symbolique.
Pourquoi symbolique ?
Pour celle qui l’a reçu, ce million semble être devenu une sorte d’idole. Mais c’est difficile d’en être sûr. Le psychiatre de l’affaire a déclaré que la meurtrière atteignait la limite de la débilité légère, donc c’est complexe : une personne peu intelligente s’exprime de façon différente et il devient difficile de faire la part entre le mensonge et la fausse naïveté. Par contre pour Stern, même riche, ce million de dollars avait une vraie valeur : je ne pense pas qu’il ait voulu le reprendre pour des raisons symboliques.
Et le sadomasochisme ?
Au procès, on a interprété cette pratique comme une perversion, à la limite de l’activité criminelle, alors que c’est très banal. Pour le roman, j’ai voulu essayer de me glisser dans une combinaison de latex mais je suis trop claustrophobe pour ça. Revêtir ce carcan qui isole complètement et se faire attacher, cela relève d’une véritable confiance en l’autre. C’est se livrer à quelqu’un entièrement. De là, pour moi, la dimension affreuse de l’affaire, pas la relation sadomasochiste elle-même. Tuer quelqu’un qui vous a fait assez confiance pour se faire attacher, c’est un crime absolument lâche. On atteint la quintessence de la trahison, qui rend ce meurtre unique.
Vous soulevez l’hypothèse selon laquelle la victime aurait mis en scène son suicide en poussant cette femme à le tuer.
C’est la narratrice du roman, donc la meurtrière, qui fait cette hypothèse. Cela gomme ainsi une partie de son libre arbitre. Si la victime voulait mourir, alors c’est un crime altruiste et il n’y a plus de culpabilité du tout. C’est une hypothèse d’écrivain…
Vous ouvrez votre roman par un préambule qui défend le droit au roman de s’inspirer de la réalité sans pour autant la reproduire. Quelles sont les limites du roman ? Peut-il s’inspirer de personnages ou de faits réels et les transformer ?
En France aujourd’hui, on sent une crispation sur le sujet. Ce qui est fascinant dans la loi française, c’est que du fait même qu’il s’agit d’un roman, ce serait pire que tout. Il semble que le roman procure une impression de vérité que ne donnerait ni le document ni le récit. C’est étrange et fascinant ! Il suffirait qu’un individu se reconnaisse dans un roman pour qu’il ait le droit d’attaquer… Or, à partir du moment où l’on attaque, on devient une victime et on le restera toujours. La loi française ne fait que fabriquer des victimes.
Les romanciers ne s’inspirent-ils pas de plus en plus de la réalité ?
Romancer les choses, c’est la naissance même de la littérature. Ce qu’on oublie, c’est que la littérature commence toujours quand il se passe quelque chose de profondément anormal. Nous avons été gavés de livres qui parlaient du quotidien et du moi des écrivains et j’ai peut-être participé à ça. Mais j’ai toujours pensé que la littérature commençait par ce moment où la réalité ripe sur quelque chose d’inattendu. On se souvient de Flaubert amené à dire “Madame Bovary, c’est moi” parce qu’à la parution du roman tout le monde voulait savoir si c’était l’histoire de madame Machin dans tel village. Crime et châtiment de Dostoïevski se fonde sur un fait divers. Curieusement, lorsqu’on aborde ce genre de sujets, on ne fait référence qu’à deux chefs-d’oeuvre : De sang froid de Truman Capote et L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, qui ne sont pas des romans mais des récits. On n’est donc pas dans le même processus. Ce que je fais avec Sévère, d’autres l’ont fait avant moi, surtout au cinéma, et ça ne va pas s’arrêter. Ce qui passe au cinéma passerait moins en littérature ? Comme si la littérature devait se justifier ! Ce statut spécial du livre vient peut-être du fait qu’en France la littérature a encore quelque chose à voir avec la Bible, avec un Livre censé être véridique. Mais la Bible, c’est du storytelling, du symbolique. Le symbolique serait plus vrai que le réel ? Voilà peut-être pourquoi aux yeux de la loi, du moment que c’est romancé, c’est vrai… Inconsciemment, on associe la littérature à la transsubstantiation : en écrivant sur une chose, on l’incarne…
Ce qui apporte un vrai pouvoir à la fiction ?
On s’en prend plus à la fiction qu’à la réalité même et aux médias qui y font écho parce qu’on ne peut pas la contredire. A partir du moment où l’on avoue que l’on ment, personne ne peut vous contredire – Cocteau disait que le roman est un mensonge qui dit toujours la vérité –, c’est la seule forme de discours irréfutable. Position quasi divine : et la lumière fut ! Tout ce qu’on peut contredire dans un roman, c’est le talent de l’auteur. Ce côté imprenable de la fiction dérange beaucoup.
Quand vous écrivez “je” dans ce roman, qui est ce “je” : celui de la narratrice ou le vôtre ? La meurtrière, c’est vous ?
Si un écrivain peut servir à quelque chose, c’est à se mettre à la place des autres. Qui est le personnage ? Est-ce l’écrivain ? Cette question ne se pose que depuis le romantisme. Personne n’a demandé à Voltaire si Candide, c’était lui.
Avez-vous pris des précautions en écrivant ce texte ?
J’ai voulu éviter le côté gaudriole, partouze. L’aspect Grand-Guignol du SM ne m’intéressait pas du tout, à la différence de la transgression de certaines frontières sexuelles : en passant dans quelque chose de plus intellectuel qu’épicurien, on change de domaine. Cette pratique jetait rétrospectivement une ombre tragique sur toute l’histoire : comme le meurtre se produit lors d’une séance, cela fait douter de tous les épisodes précédents. Ainsi un suicide peut jeter une ombre sur toute une vie passée (lire Lacrimosa – ndlr).
De Clémence Picot à Sévère, des hypothèses à n’en plus finir de Microfictions à ce texte plus épuré, comment voyez-vous votre évolution ? Avez-vous éliminé l’absurde et l’humour de vos livres pour ne garder que la noirceur ?
Ce qui m’intéresse, c’est de quitter les endroits que je connais pour aller ailleurs. L’humour n’a pas disparu mais reste souterrain. J’ai toujours eu besoin de rigueur en écrivant, même pour Histoire d’amour ou Clémence Picot. On est toujours au bord du précipice, on a toujours peur que la matière de l’écriture reste inarticulée, pour le lecteur et pour soi. Et j’ai d’autant plus besoin de rigueur que je souffre d’une hémorragie de l’imaginaire. Or l’imaginaire ne suffit pas à l’écriture, il faut aussi des codes. L’art, c’est inventer de nouveaux codes.
Pourquoi cette envie d’écrire autour de l’affaire Fritzl ?
C’est de la tragédie grecque. Dès que j’ai connu l’histoire, j’ai su à la seconde que j’en ferai un livre. Mais ma démarche a été différente par rapport à Sévère, car pour l’affaire Fritzl, j’ai enquêté à plusieurs reprises, j’ai rencontré des gens, ils m’ont parlé et informé. Ça n’aura de rapport ni avec Carrère ni avec Capote car, encore une fois, ce sera un roman. Pour moi, l’affaire Fritzl est unique dans l’histoire de l’humanité, pas celle de Stern. Elle m’a beaucoup plus affecté : je peux m’imaginer en victime d’un meurtre, prendre des balles dans la tête et dans le ventre et mourir en dix secondes, mais je n’arrive toujours pas, sans devenir fou, à m’imaginer passer vingt-quatre ans dans une cave sans fenêtre. Ce sera toujours un mystère. Quand j’ai fait la somme de tous les articles qui ont été écrits sur cette affaire, je n’arrivais pas à lire plus de deux heures, c’était insupportable. L’affaire Stern n’a affecté ni les journalistes ni les policiers. Mais je ne connais pas une personne qui ait approché le cas Fritzl et qui en soit ressortie intacte.
Sévère (Seuil), 168 pages, 17 €
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