Dans le climat catastrophiste d’un monde secoué par les crises sociale, économique et écologique, une pensée progressiste ouvre la voie vers de nouvelles émancipations.
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer », écrivait, dans sa célèbre thèse sur Feuerbach, Karl Marx, dont le spectre flotte dans le champ des idées (cf. Laval et Dardot, Marx : prénom Karl, Corcuff, Marx XXIe siècle…). Sous son lointain, diffus et complexe patronage, un nouvel espoir de transformation traverse la production intellectuelle, à la mesure des attentes sociales.
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Cette aspiration tient sans doute à l’effet d’usure des rudes années sarkozystes, mais aussi, plus globalement, au climat catastrophiste qui plombe notre époque. Par leurs mots et leurs thématiques, oscillant entre fin du monde et crise sans fin, zombies et apocalypse, désir de revivre et émancipation, soins et blessures… les réflexions des penseurs livrent des indices éclairants de cette ambiance eschatologique. Par-delà le pessimisme résigné du regard dominant sur le monde, mêlant critères objectifs (crise sociale, économique, écologique…) et purs délires irrationnels, l’espoir suscité en France par l’arrivée de la gauche au pouvoir a participé de ce fébrile et légitime désir de transformation, comme un éveil possible, comme un pas vers la reconstruction d’un monde commun et une société plus juste.
Gauche populaire vs gauche bien-pensante
Des think tanks aux revues d’idées, des universités aux centres de recherche, l’espace vivant de la pensée critique avait d’une certaine manière – de mille manières différentes, en fait – préparé le terrain d’une refondation de la pensée progressiste. Las, on a peiné en cette fin d’année à en percevoir les traces dans les actes et les intentions de nos gouvernants trop tièdes.
Comme si les idées ne pouvaient rien face à la praxis. Comme si l’exercice du pouvoir à gauche se dissociait encore des promesses affichées. Où va donc la « gauche Bartleby », telle que la qualifiait récemment l’écrivain Christian Salmon pour signifier son incapacité à faire des choix clairs et à préférer les équivoques et les couacs ?
Cette indécision tire en partie sa logique des ambiguïtés qui traversent la pensée socialiste elle-même, dont les fractures internes sont apparues en creux durant la campagne électorale. La bataille culturelle qui agite le coeur de la gauche excède les seules lignes partisanes (de Mélenchon à Ayrault, de la gauche sociale à la gauche libérale, dont le conflit à Florange éclaire les fractures) : elle se cristallise surtout autour d’une ligne de démarcation entre une gauche dite « populaire », en lutte contre « l’insécurité culturelle » (notion très vague), et une gauche dite « bien-pensante » articulant, elle, la question des minorités, la question sociale et la question écologique.
Pour la première, fondée sur les travaux de géographes comme Christophe Guilly, de sociologues comme Laurent Bouvet ou de philosophes comme Jean-Claude Michéa, l’urgence est de défendre les catégories populaires des zones périurbaines et zones de relégation sociale en sacrifiant les luttes politiques identitaires (droit de vote des étrangers, mariage pour tous, discriminations positives…) qui ne seraient légitimes que pour une gauche dite « bobo » et déconnectée du peuple. Pour celle-ci, gênée par la xénophobie rampante de sa rivale, l’enjeu est de lutter contre toutes les injustices : il s’agit d’engager des luttes pour les libertés et l’égalité, de résister aux pulsions d’ordre, de défendre les minorités, sociales et culturelles. La droite elle-même – de la droite populaire à la droite forte – instrumentalise ce pauvre peuple, dont beaucoup d’idéologues aveugles, au risque du « populisme » (largement réactivé cette année), font croire à tort qu’il n’a de rapport à l’idée de justice « que sous l’affect non réfléchi de l’iniquité » (cf. n° 60 de la revue Vacarme, « Les Fronts de la gauche »).
Des moyens de déjouer la fatalité de l’insoutenable
Parmi les fronts réels auxquels la gauche s’expose, dont celui prioritaire de la riposte à la crise économique et sociale, le renforcement du lien entre la République et les classes populaires s’impose comme une urgence. Le chercheur Gilles Kepel en définissait le cadre dans son étude Quatre-vingt-treize parue avant la présidentielle : en dépit « des crispations identitaires », en dépit d’un certain rejet de l’islam perceptible entre autres sur les unes alarmistes du Point ou de L’Express, il veut croire en un horizon politique associant identités culturelles et valeurs partagées. Un constat élargi par Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie qui dans un prochain essai, Refaire la cité, invitent à repenser une politique des banlieues, sortant du tout sécuritaire, s’appuyant sur des acteurs locaux qui fassent entendre la voix des sans-voix.
« L’époque qui s’esquisse sera celle des renversements », prophétise le sociologue Yves Citton dans Renverser l’insoutenable. S’il y a selon lui de l’insoutenable dans nos vies, il y a aussi « des moyens d’en déjouer la fatalité ». La théorie de « l’empowerment » – renforcer le pouvoir des individus de choisir leur destin – traverse une grande partie des travaux théoriques en lien avec ces aspirations à l’émancipation. C’est aussi sous condition d’une circulation de la pensée et des expériences dans l’espace social que la gauche redéfinira « un univers des possibles », selon l’expression de Jacques Rancière. Remettre du possible dans le réel, soustraire du nécessaire : la gauche, qui d’après Didier Eribon « perd toujours les élections, surtout quand elles les gagne », saura-t-elle enfin penser le renversement qui vient ?
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