Le créateur de jeux vidéo Dan Houser (Grand Theft Auto) part explorer l’Ouest plus très sauvage du début du XXème siècle; D’habitude peu disert, l’anglais du dévoile les arcanes de Red Dead Redemption, sa dernière oeuvre, sensation vidéoludique du printemps.
Trentenaire rude mais jovial dont l’accent trahit l’origine britannique malgré une bonne décennie de vie new-yorkaise, Dan Houser est un homme sans qui le jeu vidéo ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. En 1998, avec son frère Sam, il fondait Rockstar Games, qui allait donner une nouvelle dimension à une série née un an plus tôt : Grand Theft Auto.
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Aussi populaire (plus de 90 millions d’exemplaires vendus) que controversé (pour sa violence et son esprit punk), GTA a popularisé des idées pas si répandues dans le monde du jeu vidéo : l’importance des lieux, l’intérêt de laisser le joueur agir à sa guise ou de proposer un point de vue sur le monde contemporain.
Depuis 1999, Dan Houser est le producteur et le scénariste d’à peu près tous les GTA. Il préfère s’effacer derrière ses oeuvres et il donne peu d’interviews. Quand on l’interroge, il bascule vite du “je” au “nous”. Son nouveau jeu, Red Dead Redemption, prend la suite d’un titre au destin atypique, Red Dead Revolver (2004), achevé chez Rockstar après avoir été commencé chez le japonais Capcom. Annoncé comme le phénomène vidéoludique de ce printemps, Red Dead Redemption s’aventure dans un univers que le jeu vidéo a peu fréquenté : le western.
ENTRETIEN > Comment est né le projet Red Dead Redemption ?
Dan Houser – Vers la fin du développement de Red Dead Revolver, nous avons pris conscience qu’avec ce matériau on pouvait réaliser quelque chose d’inédit. Dans un western, il est difficile de trouver quelque chose de neuf à dire, mais personne n’a vraiment créé de grand jeu sur le Far West. Il y a tant d’aspects intéressants dans ses mythes, de scènes pour un gameplay. On peut monter à cheval, prendre des diligences, faire tournoyer un lasso… Tout cela appelle l’interactivité.
Avez-vous multiplié les recherches, regardé plein de films ?
J’aimais beaucoup les westerns, mais je ne réalisais pas à quel point ils étaient profonds ni comment l’Ouest a changé avec le temps. Les westerns des années 30 aux années 70 reflètent l’époque à laquelle ils ont été tournés, une confrontation entre cette époque et le passé de l’Amérique. Nous avons regardé énormément de westerns et en avons préféré deux : La Horde sauvage (Sam Peckinpah, 1969) et Impitoyable (Clint Eastwood, 1992). Le troisième serait peut-être Butch Cassidy et le Kid (George Roy Hill, 1969). Mon frère et moi avons grandi au Royaume-Uni en regardant les films de John Wayne le samedi après-midi, mais je pense que, pour le genre de jeux que nous aimons faire, il valait mieux se concentrer sur des histoires d’antihéros.
C’est typique de Rockstar de choisir une certaine ambiguïté morale. Beaucoup d’éditeurs auraient sans doute décidé de faire un western héroïque.
Je suis d’accord, nous aimons l’ambiguïté. D’abord, dans un récit, c’est plus crédible et, à mon avis, plus intéressant. Cela dépend aussi de la manière dont on joue. L’histoire est très structurée, mais le reste du jeu est ouvert. On peut capturer des méchants ou incarner soi-même le méchant. Nous essayons donc de donner un personnage assez ambigu pour pouvoir le faire évoluer dans une direction ou une autre, sans que cela devienne absurde. Ces personnages qui se situent des deux côtés de la barrière possèdent une sorte de code qu’ils conçoivent eux-mêmes en réponse à leur environnement. Cela se traduit bien dans un jeu.
Est-ce que, comme vous le disiez des westerns de cinéma, Red Dead Redemption reflète notre société ?
Si nous avons fait notre travail correctement, ce devrait être le cas. Nous avons choisi de situer le jeu en 1910, ce qui est très tardif pour un western, parce qu’on y perçoit un contraste entre la société classique du XIXe siècle et celle du XXe avec ses usines et ses produits de consommation. Cela nous donnait l’occasion de parler à la fois de la société de cette époque et de celle d’aujourd’hui, parce qu’on y voit des objets et des événements arriver pour la première fois. C’est par les changements qui se sont produits entre 1910 et 1920 que l’Amérique moderne s’est formée. C’est aussi l’époque où elle est devenue l’incontestable première puissance mondiale. Qu’elle soit ou non en train de s’affaiblir, c’est une autre question.
Comme GTA, Red Dead Redemption propose un monde ouvert dans lequel le joueur peut aller et venir à sa guise. Pourquoi préférez-vous ce point de vue ?
Je pense que, toutes choses égales par ailleurs, c’est ce qu’il y a de plus intéressant. On entend souvent que, même si le jeu vidéo n’est pas encore mûr, il représentera la prochaine forme artistique majeure. Les gens disent que c’est parce qu’on peut y agir. On regarde un tableau ou un film, on lit un livre, alors qu’en jouant à un jeu vidéo on intervient soi-même. Mais ce que j’aime particulièrement dans les jeux à monde ouvert, c’est qu’ils permettent aussi une sorte d’activité passive. On se perd dans ce monde, on est vraiment là-bas, comme un touriste numérique. Cela ne convient pas pour tous les genres, pas pour toutes les histoires, mais c’est quand même le cas en général, et particulièrement pour les westerns. On ne les appelle pas des films de hors-la-loi mais bien des westerns : il est question de géographie.
Que pensez-vous des jeux plus linéaires et directifs comme Gears of War, Uncharted ou Modern Warfare ?
Nous préparons un jeu qui ressemble davantage à ça. C’est comme créer une attraction de fête foraine qui serait en même temps un film interactif. Je pense que, même pour un jeu d’action, il reste une place pour des montagnes russes explosives et pour des expériences plus larges, plus ouvertes, intégrant une dimension d’exploration et demandant davantage de travail au joueur. Il existe un jeu approprié pour chaque histoire, chaque mécanique, chaque processus de développement. Je crois fermement que tous les jeux n’ont pas à offrir des mondes ouverts et que certains ne seraient pas aussi bons s’ils le faisaient.
Comment écrivez-vous vos jeux ? Ils ont une histoire mais, en même temps, permettent aux joueurs de progresser à leur rythme.
On doit d’abord accepter que ce ne sera jamais parfait. Avec un livre, nous allons tous de la page une à la page deux, puis trois, dans l’ordre. Là, il s’agit d’un partenariat avec chaque joueur pris individuellement et, si les gens veulent pousser notre système à l’extrême, il pourrait craquer un peu. Je pense d’abord aux lieux. Ici, c’étaient les petites villes poussiéreuses du sud-ouest des Etats-Unis et du Mexique, puis les montagnes et les plaines, ce qui nous donnait trois types d’endroits à relier les uns aux autres. La question suivante, c’est notre personnage principal et comment il va fonctionner selon les différents choix. Nous réfléchissons à ce qui le pousse dans ce voyage épique. Ensuite, nous essayons de donner à chaque région sa personnalité en la peuplant de personnages qui vont vous confier des missions et faire avancer l’histoire. Ce n’est pas un film mais une intrigue de soixante heures. Le joueur doit donc avoir beaucoup de quêtes secondaires mais qui ne le distraient pas au point d’oublier ce qu’il est en train de faire. Nous voulions que certains personnages soient très sérieux, d’autres très déplaisants, d’autres encore très comiques, que l’on rencontre toutes sortes de cinglés et de rêveurs qui mettent le joueur en contact avec toutes les facettes de ce qu’était la Frontière en 1910.
Vous aviez écrit cela avant le développement technique du jeu ?
L’histoire est toujours un peu en avance, mais seulement un peu. Nous l’ajustons constamment. La question n’est pas seulement de savoir si votre histoire est bonne, mais si elle respecte le médium pour lequel elle est conçue. Nous passons donc notre temps à rectifier, à couper… Je pense que c’est la meilleure manière de faire. De toute façon, quand vous commencez à écrire les dialogues, les personnages évoluent toujours d’une manière un peu différente de ce que vous aviez imaginé.
On critique souvent vos jeux pour leur violence. Comment réagissez-vous ?
Je ne pense pas que nos jeux soient si violents si on les compare aux FPS (jeux de tir en vue subjective – ndlr) dans lesquels vous passez votre temps à appuyer sur la détente. Mais ils sont peut-être plus anarchistes d’esprit. Avec Red Dead Redemption, qui n’est pas juste GTA avec un chapeau de cow-boy, notre objectif était de donner au jeu sa propre personnalité et son propre système de valeurs. Le personnage est un ancien tueur qui doit poursuivre des membres de son ancien gang et se trouve aspiré de nouveau dans ce monde. Ce n’est pas son intention de départ, mais il n’est pas non plus nécessairement un amoureux de la paix. Les missions n’impliquent jamais de s’en prendre à des innocents, mais, dans son temps libre, comment se comportera-t-il ? Nous donnons ce choix au joueur. Dans GTA IV, il y avait un moment où l’on pouvait tuer ou non un autre personnage, et il est intéressant de voir ce que font les gens. Tout le monde ne tue pas tout le temps, Dieu merci. Notre manière de jouer reflète notre caractère.
Dans un jeu récent, Heavy Rain, le joueur a aussi le choix entre tuer et épargner un autre personnage. David Cage, son auteur, parle également de son intérêt pour ce que les gens décident.
Je joue justement à Heavy Rain en ce moment. Cette expérience, qui se rapproche du film interactif, n’est pas du tout ce que nous essayons de faire, mais elle est très intéressante, et j’apprécierai toujours les gens qui tentent une expérience originale. Comme nous, il se demande comment retenir le joueur devant la machine, et il arrive à des conclusions totalement opposées aux nôtres. Tout part de l’idée que nous, les concepteurs, cherchons constamment à prolonger le partenariat avec le joueur grâce à toutes sortes de trucs. Des histoires, des énigmes, des mécaniques, une musique, des beaux graphismes pour l’empêcher de poser la manette, d’aller se faire une tasse de thé et de reprendre le cours de sa vie. Maintenant, avec internet, on peut savoir un peu ce que font les gens quand on leur donne un choix. Le rêve serait qu’ils se divisent en deux parties égales, que les différentes options se révèlent aussi intéressantes et que cela provoque un sentiment de perte. Que, comme pour tout choix important dans la vie réelle, le joueur puisse se demander s’il a bien fait et se dire que la fille avec laquelle il vient de rompre ou l’emploi qu’il vient de quitter lui manque. C’est très fort, contrairement à un film, où l’on est seulement en empathie.
Quand vous entendez certains dire que GTA est formidable parce qu’on peut y faire n’importe quoi, que c’est du pur fun, cela ne correspond donc pas à votre vision du jeu ?
Non. Mais ça ne me pose pas de problème que certains le perçoivent comme ça. Notre job est de fabriquer un monde, de créer une histoire qui vous fait voyager dans ce monde. Ensuite, tout dépend des joueurs. S’ils préfèrent conduire toutes les voitures sans s’impliquer dans l’histoire, ça me va aussi. Telle est la différence entre ce que nous faisons et un jeu plus linéaire. J’ai entendu parler de gens qui jouent à GTA en citoyens respectueux des lois, qui s’arrêtent à tous les feux rouges… Ça me fascine. J’ai aussi rencontré cet artiste anglais dans une galerie près de mon appartement : il jouait à San Andreas avec un personnage vraiment très gros qu’il faisait simplement marcher dans le désert. On a là quelqu’un qui utilise le jeu d’une manière que nous n’avions pas envisagée, mais il y a trouvé de l’intérêt et une certaine esthétique. Bien sûr, j’aimerais que les joueurs suivent l’histoire jusqu’au bout et qu’ils trouvent que c’est la plus brillante jamais écrite et que je suis merveilleux, mais cela ne m’inquiète pas s’ils choisissent tout à fait autre chose. Ce n’est pas à nous de dire comment ils doivent s’y prendre. Ce serait aller contre une idée fondamentale : trouver de la valeur dans ce nouveau monde à explorer.
Red Dead Redemption Sur Playstation 3 et Xbox 360 (Rockstar San Diego/Rockstar Games, environ 46 €)
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