« Donkey Kong Country », « GoldenEye », « Banjo-Kazooie », « Battletoads »… Ces titres ont, avec beaucoup d’autres, fait l’histoire du studio de développement britannique Rare, que retrace dans un nouveau livre le journaliste Régis Monterrin. Un studio qui n’est plus vraiment ce qu’il était, mais dont l’esprit perdure dans des jeux comme l’épatant « Yooka-Laylee and the Impossible Lair », conçu par plusieurs de ses anciens membres.
La ferme, dont les bâtiments datent du XVIIIe siècle, est constituée d’un manoir, de plusieurs étables et d’une grange. Dans la cour, poules, canards et oies déambulent librement au milieu des voitures de sport, parmi lesquelles trône la spectaculaire Lamborghini rouge de Tim Stamper. Nous sommes dans les années 1990 et le studio de développement Rare, co-fondé en 1985 par les deux frères Chris et Tim Stamper et installé dans le petit village de Twycross, au cœur de la campagne anglaise, est l’un des plus en vue de l’industrie vidéoludique européenne. Avec leur précédent label, Ultimate Play the Game, et des titres comme Knight Lore ou Atic Atac, les Stamper ont repoussé les limites de ce que l’on croyait possible de faire sur le ZX Spectrum, micro-ordinateur très populaire outre-Manche dans les années 1980. Mais, en ce début des années 1990, c’est d’abord la relation très particulière qu’il entretient avec Nintendo qui distingue Rare, un studio au fonctionnement singulier qui n’en finit alors pas de se faire remarquer.
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C’est son histoire qu’a entrepris de raconter le journaliste spécialisé Régis Monterrin dans une somme en deux parties dont la première vient de paraître chez Pix’n Love et qui, aussi érudite que richement illustrée, se révèle à la hauteur de la réputation de son éditeur. Ce premier volume couvre la période 1982-1996, retraçant les débuts professionnels des frères Stamper dans le monde du jeu d’arcade (avant leur passage aux micro-ordinateurs domestiques, puis aux consoles), l’époque Ultimate (jusqu’à la vente de ce premier studio en 1985) et la première décennie de Rare pour s’interrompre juste avant la sortie de la Nintendo 64 et l’entrée dans ce que beaucoup considèrent comme l’âge d’or du studio, marqué par les sorties de titres aussi mythiques que GoldenEye, Perfect Dark, Banjo-Kazooie ou Donkey Kong 64.
Heures supp et ambiance familiale
Au commencement, il y a l’artiste, Tim, né en 1961, et le programmeur, Chris, de trois ans son aîné. Deux frères sûrs de leurs dons et parfaitement complémentaires, car leurs productions les plus remarquables le sont autant pour leurs concepts et leur style qu’en tant que performances techniques. Ce qui pourrait sembler une évidence ne va pourtant pas de soi dans le monde du jeu vidéo, en particulier à cette époque où les capacités des machines à jouer peuvent facilement limiter la créativité. Mais pas chez Ultimate et plus tard Rare, où ce serait plutôt le contraire. Rare dont le fonctionnement, alternativement complice et secret mais toujours exigeant, apparaît sous la plume de Régis Monterrin comme un prolongement de celui de la fratrie (et plus généralement de la famille) Stamper. Pour ceux, souvent très jeunes (à peine 16 ans pour le premier employé officiel, Kevin Bayliss), qui viennent y travailler, cela apparaît souvent comme une chance mais aussi un peu, à l’occasion, comme une malédiction.
« Quand j’ai débuté, le manoir était le seul endroit utilisé pour le développement, se souvient l’un (le game designer Gary Richards). C’était un lieu génial ; on avait l’impression de travailler dans des maisons familiales plutôt qu’au bureau. Tout le monde se réunissait dans la cuisine pour les repas, et la nourriture était préparée par la maman de Tim et Chris. » « Après les heures normales de travail, nous étions autorisés à écouter de la musique et certains d’entre nous continuaient à bosser jusqu’à 22 heures, ajoute un autre (le dessinateur et animateur Steve Mayles). Trois jours par semaine, en soirée, nous allions à la salle de sport, et à notre retour, on travaillait jusqu’à minuit. Et on voyait ces mêmes personnes le week-end, à enchaîner les heures supplémentaires. Bien évidemment, ces heures n’étaient pas payées, mais nous savions que nous étions en train de créer quelque chose de spécial, et nous croyions à fond en ce projet. »
Le choc « Donkey Kong Country »
Mais aussi : « Il y avait une culture d’entreprise qui faisait en sorte que si quelque chose ne fonctionnait pas, on donnait le travail à quelqu’un d’autre, révèle le dessinateur Adrian Smith. Bien sûr, on n’avertissait pas la personne remise en question, qui continuait à travailler sur des graphismes qui n’apparaîtraient finalement pas dans le jeu. Pourquoi agir ainsi, alors qu’il y avait tant de choses qui pouvaient être faites à côté ? Voilà pourquoi j’estime que cette pratique était tout sauf professionnelle. » Elle relevait peut-être davantage de la disgrâce familiale.
Dans ce premier tome, Régis Monterrin ne néglige aucune des étapes qui ont fait la légende de Rare. Il raconte ainsi comment, après avoir disséqué, sans l’aide de la moindre documentation officielle, la console NES de Nintendo pour en comprendre le fonctionnement, les frères Stamper réussissent à créer des jeux qui impressionnent jusqu’à son fabricant, lequel s’empresse de leur faire signer un contrat d’exclusivité très avantageux. Ou comment, alors que les consoles dites « 32 bits » (la première PlayStation et la Saturn de Sega) sont en approche, Rare repousse les limites graphiques supposées de la Super NES avec la trilogie Donkey Kong Country grâce à une (coûteuse) astuce : ses personnages et décors sont conçus sur de très puissantes stations de travail de marque Silicon Graphics avant d’être retravaillés et intégrés dans le jeu destiné à la console 16 bits de Nintendo. Pour un résultat qui, à l’époque, sidère bien des observateurs.
Crapauds bagarreurs et roue de la fortune
Mais certains éléments moins connus ou moins glorieux ne sont pas non plus négligés comme, par exemple, la multitude de jeux à licence produits par le studio à partir de films (Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, Beetlejuice, Les Griffes de la nuit…) ou d’émissions télévisées (Sesame Street…) Car Rare dans les années 1980 / 1990, ce n’était pas seulement les glorieux Battletoads (avec ses crapauds bagarreurs aux faux airs de Tortues Ninja), Killer Instinct (jeu de combat concurrent de Street Fighter et Mortal Kombat) et les autres titres présents dans l’indispensable compilation de 30 jeux Rare Replay disponible sur Xbox One depuis 2015. Rare, c’était aussi, La Roue de la fortune et Jeopardy – que les anciens du studio, cela mérite d’être souligné, semblent tout à fait assumer.
L’Histoire de Rare – volume 1 s’achève sur le succès du troisième Donkey Kong Country et de son adaptation sur GameBoy baptisée Donkey Kong Land 3. Pour la suite, le quasi sans-faute sur Nintendo 64, le génial coup de folie Conker’s Bad Fur Day (où, entre autres activités enrichissantes, le joueur affronte un énorme caca chantant en lui lançant des rouleaux de papier toilette), la rupture avec Nintendo, le rachat par Microsoft et, au moins vu de l’extérieur, la crise d’identité qui paraît avoir suivi (et sans doute un peu précédé) le départ des frères Stamper, en 2007, d’un studio qui, avant le récent rebond Sea of Thieves, semblait s’être spécialisé dans les jeux de sports destinés à feu le capteur de mouvement Kinect, il faudra attendre le volume 2, annoncé pour le mois de janvier prochain. Ce sera aussi l’occasion, probablement, de s’interroger sur ce qu’il reste aujourd’hui de Rare alors que bon nombre des figures-clés de son passé l’ont aujourd’hui quitté.
L’esprit de Rare
Mais, si Rare n’est sans doute plus tout à fait Rare, la bonne nouvelle est que quelque chose de Rare subsiste et continue à se développer en dehors de Rare. C’est en particulier le cas de son art du jeu de plateforme largement célébré dans les années 1990-2000. Il y a deux ans, l’esprit de Rare soufflait par exemple joyeusement sur le jeu d’action et de réflexion Snake Pass avec son serpent burlesque aux grands yeux (très) délicat à manœuvrer. Idem, cette fois en 3D, pour A Hat in Time, qui vient d’être adapté sur la Switch et dont l’appel à sillonner des mondes rigolos pour y dénicher tout un tas d’objets à collectionner plus ou moins cachés rappellera forcément des souvenir aux nostalgiques de l’ours Banjo et de son camarade ailé Kazooie. Mais les véritables héritiers de ces derniers s’appellent Yooka le caméléon et Laylee la chauve-souris. La filiation ne doit rien au hasard puisque les auteurs de leurs aventures, réunis au sein de Playtonic Games, sont justement des anciens de Rare ayant pour but de renouer avec ce que faisait le studio des frères Stamper avant son passage sous le giron de Microsoft.
Après une première aventure en 3D simplement baptisée Yooka-Laylee qui ressemblait énormément (et d’une manière par moments presque gênante) à une imitation de Banjo-Kazooie, nos deux héros de substitution sont de retour dans un deuxième jeu encore meilleur lorgnant cette fois sur les Donkey Kong Country en 2D (avec en bonus, entre deux niveaux d’action, de chouettes phases d’exploration et d’énigmes en vue de dessus). C’est par son sens du rythme que séduit Yooka-Laylee and the Impossible Lair, dont les niveaux plutôt longs sont chacun comme une nouvelle aventure. Pas de nombre de vies (et encore moins de temps) limité ici, pas de vision punitive du jeu vidéo mais, au contraire, une incitation permanente à l’expérimentation car l’échec, aussi piteux et répété soit-il, n’est ici qu’une étape pas forcément désagréable sur le chemin de la réussite. Ce nouveau Yooka-Laylee, dont la mise en scène et le level-design rivalisent de bonnes idées, enchante ainsi par son ambiance de défi décontracté. Son atmosphère de jeu-comédie, même, mais pas au sens où une dose d’humour servirait à emballer le jeu en question : ici, c’est l’expérience elle-même qui réchauffe le cœur et fait rire. A Twycross, les poules et les canards de la ferme-manoir ne pourraient qu’applaudir.
L’Histoire de Rare, volume 1 (1982-1996) de Régis Monterrin, Editions Pix’n Love, 300 pages, 24,90€
Yooka-Laylee and the Impossible Lair (Playtonic Games / Team 17 / Just For Games), sur Switch, PS4, Xbox One et PC (Windows), environ 30€
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