Raphaël Liogier analyse les nouveaux mécanismes de la radicalisation dans notre pays et l’influence de l’intervention française en Syrie sur la situation intérieure.
A chaud, pouvez-vous éclairer la logique de cette attaque terroriste inédite en France ?
Raphaël Liogier – En dépit de son horreur, ce qui s’est passé est analysable. Cela ne veut pas dire qu’on aurait pu l’éviter. Mais on avait les moyens de comprendre. Je le dis non-stop depuis janvier puisque j’ai été baladé de ministère en ministère sur ces questions de jihad en France. La situation actuelle est, selon moi, dominée par deux phénomènes. On assiste au développement d’un néofondamentalisme, qui séduit notamment des jeunes en perdition.
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Mais il ne faut pas oublier autre chose : ces nouveaux fondamentalistes sont en réalité les premiers à réagir contre le terrorisme ; paradoxalement, plus ils sont fondamentalistes, traditionnalistes, salafistes, plus ils sont anti-Daesh ! Car Daesh n’est pas traditionnel : la kalachnikov n’a rien à voir avec leur foi ; ces fondamentalistes ne sont que des littéralistes, pas des voyous. Le vrai problème est que le gouvernement ne se focalise aujourd’hui que sur eux, les mosquées salafistes et ces nouveaux prédicateurs.
Comment Daesh récupère-t-il les jeunes en détresse dont vous parlez ?
C’est le second phénomène qui se distingue : le développement d’une sorte de hooliganisme, de criminalité qui se revendique de l’islam. Ces criminels sont des gens à qui l’on attribue une origine musulmane, alors même qu’ils sont éloignés du rapport à la religion. Ils ne sont pas endoctrinés car ils ne parlent même pas l’arabe. Il faut comprendre qu’on n’est plus dans les années 1990 où les terroristes lisaient le Coran littéralement.
Ces jeunes auraient été des skinheads dans les années 1970 parce que c’est antisocial. L’islam est le nouveau symbole antisocial. Nos forces de renseignement se focalisent sur les mosquées louches et les mouvements fondamentalistes – qui effectivement ne sont pas très sympathiques –, mais en se centrant sur ce phénomène, on laisse d’autres problèmes exister : peu à peu, l’islam devient pour de plus en plus de jeunes cette force antisociale. Lorsque ces jeunes n’en sont pas à un degré de perdition totale, ils n’en arrivent pas au passage à l’acte violent, ils ne se laissent pas complètement embrigader.
En quoi ce processus de radicalisation vous semble-t-il nouveau par rapport aux années 1990 ?
Les recruteurs de Daesh sur le net ne fonctionnent pas comme ceux d’Al-Qaeda : ils ne cherchent pas à endoctriner les jeunes, ils les embrigadent. Ils leur disent : “On vous a regardés de manière négative, mais ne vous inquiétez pas, cela sert les desseins d’Allah, puisque dans une société pourrie, vous avez le droit d’être des voyous.” Ils sont choisis. C’est un vrai renversement du stigmate.
Ce fondamentalisme ne passe donc pas par le processus d’endoctrinement sur lequel se focalise le gouvernement depuis neuf mois. J’avais proposé dès février un rapport à Claude Bartolone et à François Hollande sur la cohésion nationale ; j’avais dans ce cadre suggéré la création d’un observatoire national des identités. Des sociologues, des psychiatres, des politiques, des islamologues doivent travailler ensemble.
Parce qu’aujourd’hui, les jeunes frustrés vont sur internet, parce que les identités multiples ne se construisent plus de manière stable comme avant, avec des sentiments obscurs : des jeunes se sentent fragilisés sans qu’on sache très bien pourquoi. On n’étudie pas ce phénomène de manière concertée et interdisciplinaire alors que l’essentiel se joue là.
Comment pourrait-on neutraliser cette radicalisation ?
La solution serait déjà de travailler en amont. On s’est focalisé sur un espace social – celui du fondamentalisme et de l’islamisation – qui n’est pas l’espace où se joue l’essentiel. En faisant cela, on donne de l’islam une image négative, essentialisée, qui le rend désirable chez des gens qui veulent se venger de la société. C’est de cela que Daesh tire profit.
D’autant qu’au niveau international, on ne va pas arriver à sortir de Daesh. Beaucoup de pays disent qu’il faut aider Assad, qui serait un rempart. Alors qu’il est à l’origine de la frustration. Je pense que si l’EI s’est focalisé sur la France, c’est aussi parce que la France a compris qu’il fallait se débarrasser d’Assad. Or l’EI a besoin qu’Assad reste pour avoir le soutien de la population.
Du coup, l’action de la coalition internationale sert Daesh. On est pris en étau dans une situation où, en interne, on analyse mal la nouvelle logique du terrorisme ; pendant ce temps, on ne voit pas que sur d’autres terrains sociaux les choses se dégradent, que l’islam devient le refuge antisocial pour ceux qui se sentent exclus. Une demande existe donc dans la société française qui rencontre une offre qu’apporte Daech.
Raphaël Liogier est l’auteur du Complexe de Suez, le vrai déclin français (et du continent européen), Le Bord de l’Eau, 178 pages, 16 €
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