A l’occasion de notre numéro spécial “Comment ça va, la France ?”, l’avocat Raphaël Kempf revient dans un texte sur le mouvement de protestation qu’a rejoint sa corporation au début de l’année, et sur les mots de Robert Badinter.
Ce que le gouvernement nous donne à voir depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites en décembre 2019, c’est la perpétuation d’un glissement autoritaire entamé depuis déjà plusieurs années.
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Ce viol de nos libertés par ceux qui nous gouvernent s’est mesuré avec acuité pendant tout le mouvement des Gilets jaunes, mais s’accélère encore aujourd’hui : à la violation de la loi par l’Etat et sa police s’ajoute l’usage immodéré des lois scélérates, mais également les violences policières qui, manifestation après manifestation, et parfois même tous les jours, choquent toujours plus de gens parmi nos concitoyens.
Ce qui est frappant dans le mouvement contre la réforme des retraites, c’est que le gouvernement et son bras armé, le préfet de police de Paris, ont clairement fait le choix de briser par la force ce mouvement social. Outre la grève, les cheminots et autres professions mobilisées ont eu recours à des formes somme toute classiques de mobilisation : blocage des dépôts de bus ou manifestations…
Et pourtant, face à ces protestations collectives, le pouvoir a envoyé sa police : nombre de dépôts de bus ont ainsi été “débloqués” à grand renfort de compagnies républicaines de sécurité ou de gendarmes mobiles, provoquant souvent des tensions au petit matin entre forces de l’ordre et grévistes. Ce gouvernement a donc montré qu’il était incapable d’être dans la retenue et de respecter quelque chose d’aussi banal et classique dans un mouvement social qu’est le fait de bloquer son lieu de travail.
Au début du mois de janvier, ce sont les avocats qui se sont joints au mouvement contre la réforme des retraites en menant de nombreuses actions inventives, collectives et souvent auréolées d’une forte symbolique, comme le fait de jeter sa robe. Ce sont les avocats de Caen qui, les premiers, ont eu ce geste lors d’un discours de la ministre de la Justice Nicole Belloubet.
“Jeter un objet qui est plus qu’un outil de travail, qui symbolise l’attachement aux droits de la défense, c’est la preuve que ça va mal”
Puis tous les avocats de France ont fait de même. Jeter un objet qui est plus qu’un outil de travail, et qui symbolise l’attachement, partagé par tous les avocats, aux libertés et aux droits de la défense, c’est la preuve que ça va mal. Et face à cela, le gouvernement reste sourd : il ne veut rien entendre, ni de la part des avocats ni des professeurs ou des cheminots, des infirmières, des pompiers…
Dans ce contexte de surdité du gouvernement et de répression massive, policière et judiciaire, du mouvement social, les mots de Robert Badinter sont d’autant plus difficiles à comprendre. Figure incontestée de la défense des libertés, l’immense avocat s’est livré à une diatribe le 27 janvier, sur une chaîne de télévision, attaquant sans nuance la violence symbolique et potache de certains manifestants.
Ces derniers, imprégnés d’une culture historique bien française, défilaient en arborant des têtes en carton au bout d’une pique. Que Robert Badinter ait purement et simplement ignoré les violences dont les manifestants sont victimes est déjà choquant, mais il a ajouté que nous avions en France “toutes les libertés, d’expression, de défiler, de manifestation”.
Sans même parler de l’effet violemment dissuasif des armes utilisées par la police contre les manifestants, une telle affirmation est, aujourd’hui, fausse : la combinaison d’une loi antiterroriste adoptée après le 11 septembre 2001 et d’un article du code pénal issu de l’ère Sarkozy permet en effet aux policiers et gendarmes d’arrêter les citoyens avant même qu’ils ne rejoignent le cortège des manifestations. Que l’immense majorité d’entre eux ne soient pas condamnés par un tribunal n’importe guère : ils auront passé une journée ou plus en garde à vue, les privant ainsi de leur liberté de manifester.
“Il faut combattre le glissement autoritaire du pouvoir”
C’est donc à un autre Robert Badinter que je voudrais me référer : celui de 1981 qui dézinguait une à une les lois liberticides adoptées peu avant sous la droite. Et parmi elles, la loi de 1970 dite “anticasseurs” jouait peu ou prou le même rôle que nos lois de 2001 et 2010.
Contre cette loi, Badinter émouvait l’Hémicycle le 25 novembre 1981 en déclamant : “Juridictions d’exception ou lois d’exception, nous n’avons pas à les supporter, ni à les conserver. Elles sont inutiles, précisément du fait de leur caractère exceptionnel. Elles sont dangereuses au regard de notre liberté. Elles sont, enfin, détestables pour l’esprit de nos lois.”
Aujourd’hui, comme en 1981, il faut combattre le glissement autoritaire du pouvoir qui, sur tous les plans, viole les libertés des citoyens et il faut, comme jadis Badinter, exiger l’abrogation de ces lois qu’on peut légitimement qualifier de scélérates.
Dernier livre paru Ennemis d’Etat – Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes (La Fabrique)
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