Entretien avec le réalisateur haïtien nommé aux oscars pour son documentaire Je ne suis pas votre nègre dans lequel il utilise les mots de l’écrivain James Baldwin pour évoquer la question raciale loin d’être réglée aux Etats-Unis
Comment est née l’envie de faire ce documentaire ?
Raoul Peck – On peut dire que l’origine remonte à mon enfance. J’ai commencé à lire James Baldwin quand je sortais de l’adolescence. C’est quelqu’un qui m’a formé, m’a appris à réfléchir et à déconstruire les images auxquelles j’étais confronté. Depuis, sa lecture ne m’a jamais abandonné. Tous les mots que l’on entend dans le film sont ceux de Baldwin.
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🎞 #ImNotYourNegro de #RaoulPeck en lice pour les #Oscars ! Rdv le 2 mai à 20h50 📺 pic.twitter.com/TW0SvWEjlS
— ARTE (@ARTEfr) February 24, 2017
Pourquoi avoir choisi cette figure pour évoquer la question raciale aux Etats-Unis ?
Il y a un peu plus de dix ans, j’ai décidé de lui consacrer un film. J’avais envie de confronter cette figure de la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains avec notre époque. Sa parole avait été enterrée sous les monuments des droits civiques américains (Civil Rights Memorial). Aux Etats-Unis, ils ont une célébration annuelle de l’histoire de la diaspora africaine (Black History Month), une journée consacrée à Martin Luther King mais tout cela est un leurre ! On a occulté l’œuvre de Baldwin. Or pour moi cette parole était nécessaire, urgente et fondamentale pour comprendre le monde actuel. Je ne supportais pas l’idée qu’il tombe dans l’oubli et qu’on puisse le piller sans le citer.
En superposant des images d’archives (des interviews télévisées de Baldwin notamment) à celles des récents heurts raciaux, à Ferguson ou Baltimore, votre film montre d’ailleurs que le propos de Baldwin est très contemporain.
Rien n’a changé fondamentalement. On s’est attaché à des changements cosmétiques, parfois de culture, parfois de comportement ou d’habillement. Mais la structure du pouvoir n’a jamais changé – d’ailleurs, en France, c’est pareil. Ce n’est pas un hasard qu’aujourd’hui il faille se battre pour faire un sujet “noir” aux Etats-Unis, même s’il y en a beaucoup plus à la télé et au cinéma. Cela reste quand même des exceptions, ce n’est pas aussi naturel que ça devrait l’être. En tout cas, la réalité est en deçà de ce que la loi permet. Tant que l’on n’aura pas touché aux structures du pouvoir, rien ne changera.
https://www.youtube.com/watch?v=-JIp9_IIV3s
L’historiographie reste trop blanche et ethnocentrée ?
La mainmise sur l’histoire est celle du mâle blanc dominant mais ça ne touche pas que les Noirs. Les femmes, les Latinos, les homosexuels sont aussi lésés.
Ce documentaire est-il l’aboutissement de votre combat pour la cause noire ?
C’est un film important. J’ai pris des risques artistiques et politiques pour ce film qui dénonce autant le racisme de Trump que celui de ses semblables. Il est arrivé un moment dans ma vie où je n’avais plus envie de rigoler ou d’être gentil. Je voulais placer le spectateur face à une réalité.
Aujourd’hui, j’estime que l’on n’a plus d’excuses pour ne pas connaître la situation des Noirs américains. J’ai également voulu dénoncer la fabrication du nègre par l’industrie du cinéma hollywoodien. Après ce film, j’espère que l’on ne regardera plus ces “classiques” de la même manière.
Et pour vous, il leur fallait cette claque pour le comprendre ?
Il fallait leur tendre un miroir. Quand on est dans une position privilégiée, on ne fait pas toujours l’effort de comprendre ce qui se passe de l’autre côté. Parfois, on ne comprend pas pourquoi quelqu’un se met en colère ou pète les plombs. Ce n’est pas dû à un acte raciste qui vient de survenir mais à l’accumulation de tous les clichés du quotidien.
Quand vous êtes noir ou arabe dans la rue, qu’il fait sombre et qu’une vieille dame arrive en face de vous, vous changez de rue pour ne pas lui faire peur. Vous faites ça pour ne pas effaroucher mais aussi pour ne plus vous confronter au problème. Le racisme est tellement inhérent à la société qu’on a appris à l’anticiper.
A travers les parcours de Malcolm X, Martin Luther King et Medgar Evers, vous montrez que la conquête pour les droits civiques s’est toujours soldée dans le sang. Aucun n’a franchi la barre des 40 ans. La situation a-t-elle évolué aujourd’hui ?
Le rêve, c’est quelque chose de typiquement américain : on rêve de devenir riche, d’avoir une belle maison, une belle femme et de beaux enfants qui vont à l’université. Mais comme le raconte Baldwin, ce rêve n’a pas de sens s’il n’est pas partagé par tous. Quand huit milliardaires possèdent 50 % de la richesse mondiale, il y a un risque d’éclatement.
On observe aux Etats-Unis un réveil et une structuration des communautés afro-américaines, notamment avec Black Lives Matter, que l’on n’avait pas connus depuis les années 1960 et 70. Quel regard portez-vous sur cette mobilisation ?
C’est un début mais c’est une bataille à long terme. La réaction de colère et de protestation n’est qu’une première étape. L’enjeu est ensuite de réussir à acquérir une place forte au sein de la société américaine. Le mouvement civique noir a été complètement décapité avec les assassinats de Malcom X ou de Martin Luther King. Les nouvelles générations n’ont pas bénéficié de cet héritage.
Quand vous voyez Barack Obama qui inaugure un musée afro-américain ou Beyoncé rendre hommage aux Black Panthers lors du Super Bowl, vous ne vous dites pas que les choses sont malgré tout en train d’évoluer ?
Ce qui est terrible, c’est que ce ne sont que des symboles. Si vous prenez les statistiques de la population carcérale des Etats-Unis, vous vous rendez compte qu’une bonne partie de la population noire est en prison. Combien de jeunes Noirs, filles ou garçons, vivent sans l’un de leurs parents ? C’est astronomique. Qu’il existe des gestes symboliques ou quelques acquis dans un domaine ou dans l’autre, ça ne change rien au problème fondamental des Noirs américains.
A vos yeux, la présidence Obama n’a rien changé ?
Je vais vous répondre avec une phrase de Baldwin. Il y a quarante ans, un journaliste lui demande : “Qu’est-ce que vous pensez du prochain président noir de ce pays ?” Il répond : “La vraie question n’est pas d’avoir ou non un président noir mais de quel pays il sera le président.” Est-ce qu’Obama a changé l’Amérique ? C’est pourtant la même Amérique qui a porté Trump au pouvoir.
Baldwin était écœuré par les Etats-Unis, il parlait d’un racisme systémique. Pensez-vous que la situation soit similaire en France ?
Non, elle est encore pire. Je vois ou je vis des choses en France qui seraient inadmissibles aux Etats-Unis. Je pense au racisme paternaliste qui a encore droit de cité à la télévision ou dans les journaux.
Croyez-vous à l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen après l’élection de Trump ?
Je ne veux pas comparer les deux situations. Je dis simplement qu’en France il y a des problèmes majeurs que l’establishment refuse de voir. Quand des jeunes se mettent à brûler des voitures, ce n’est pas juste une histoire de gamins. C’est aussi une manière d’extérioriser leur colère face aux injustices qu’ils subissent quotidiennement. C’est ce que Baldwin résumait lorsqu’il disait : “Moi, j’ai eu à vous regarder, mais vous vous n’avez jamais eu besoin de faire cet effort. J’en sais plus sur vous que vous sur moi.”
Propos receuillis par David Doucet et Manon Michel
Je ne suis pas votre nègre a reçu le prix du public au 41e Festival international du film de Toronto. Diffusion prochaine sur Arte
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