Chaque matin, le chroniqueur Alexis Ipatovtsev fait passer le rock en contrebande sur les ondes de France Culture. Ou comment parler du monde à travers ses obsessions.
« J’ai toujours peur d’être refoulé quand je m’approche d’une frontière. La traverser me procure alors une satisfaction presque sexuelle. »
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Alexis Ipatovtsev vit au jour le jour sous le joug d’une malédiction : il a besoin de murs et de bornes pour se sentir libre. C’est certainement l’héritage d’une jeunesse à Leningrad passée à se cogner aux contreforts du bloc soviétique qui lui a laissé cet irrésistible désir de s’affranchir, de dépasser, de traverser. Les limites géopolitiques, certes, mais aussi les douanes intellomédiatiques, celles qui, trop protectionnistes, bloquent l’avancée des idées et figent les pratiques journalistiques.
« La France a oublié qu’elle n’est qu’un pays moyen dont le destin est décidé ailleurs, raille-t-il. Elle n’est pas assez ouverte à l’international. Même les radios russes le sont cent fois plus »
On ne s’étonnera donc pas de Frontières, la chronique qu’il livre chaque matin à France Culture. Un billet à la réalisation soignée (il refuse les diktats du direct), bordé d’extraits sonores, passage rituel au début, sas de décompression à la fin. Entre ces balises, Alexis Ipatovtsev est le conteur ironique d’une culture mondialisée, captant les points de friction avec le politique, mais aussi les dérèglements absurdes, les singularités transnationales.
S’il penche bien sûr vers l’Est, son regard est suffisamment panoramique pour élargir par effet miroir celui de ses auditeurs. Et assez précis, s’attachant aux détails plus qu’à l’histoire officielle, pour les faire vaciller sur leurs propres échelles de valeur.
« J’essaie de me libérer de l’agenda politique tel qu’on nous l’impose. Je veux saisir l’esprit du temps, tout en offrant des alternatives aux grands courants idéologiques. »
Du soap opera turc aux activistes russes de Voina, il offre une grande variété d’approches, portée par une constante : le rock. Son autre obsession… avec l’appel du large. Qu’il dresse une play-list de space-pop le jour des cinquante ans du vol de Gagarine, qu’il décrypte les scènes d’Ouzbékistan ou d’Iran, cet incorrigible fan des Smiths ne peut s’empêcher de nourrir à l’électricité ses éditos de quatre minutes – un format pop idéal.
Un vice qu’à 45 ans il ne peut plus soigner, le rock ayant été son chant des sirènes pour sa traversée Est-Ouest. Il a appris l’anglais avec la BBC et Top of the Pops, en déjouant les brouillages de la censure grâce à des récepteurs piratés. Le jeune Alexis publiera aussi un samizdat (journal clandestin autoédité – ndlr) spécialisé, se ruinera dans une version russe des Inrocks et diffusera sur les ondes de Leningrad des cassettes indie fabriquées dans les studios de Ouï FM.
Chaud aux oreilles et pas froid aux yeux : panoplie idéale pour un futur reporter au long cours. « Vous n’avez pas fait d’école de journalisme ? Tant mieux, lui dit en 1996 le producteur de radio Jean Lebrun. Vous ne comprenez rien à France Culture ? Parfait, je vous engage ». Alexis Ipatovtsev, journaliste passeur, homme-passage.
Pascal Mouneyres
(Photo : Renaud Monfourny)
Frontières, sur France-Culture du lundi au jeudi à 11 h 30. Chroniques disponibles en podcast.
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