Islamologue et chercheur, Rachid Benzine replace le fait religieux dans son contexte économique et social. A une vision statique de l’islam et de la société française, il répond par les “interpénétrations culturelles” à l’œuvre.
A la suite des attentats à Paris et Bruxelles, le rejet de l’islam semble de plus en plus fort en France, et même ouvertement revendiqué. Le terme même d’islamophobie se répand. Comment analysez-vous ce processus ?
Rachid Benzine – Comme le disait Wittgenstein, les mots n’ont que des usages. Mais on ne peut nier cette réalité : les actes antimusulmans se multiplient, l’islam pose une problématique à la société française. Comment réagir face à cela ? Des positions identitaires se figent de plus en plus : l’islam est devenu le paillasson sur lequel tout le monde s’essuie les pieds.
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Cette manière de parler de l’islam est le symptôme d’une France qui est en panne de projet et devient de plus en plus identitaire. Beaucoup, comme Alain Finkielkraut, confondent l’idée de la République et l’idée identitaire ; on ne comprend rien au religieux. On ne voit le religieux qu’à travers le phénomène des banlieues, du halal, de l’école, qui sont avant tout des problématiques sociales et économiques.
Une partie de la gauche est dans ce que Jean Birnbaum appelle un “silence religieux”, car elle n’a pas suffisamment travaillé sur le religieux et a tendance à ramener toutes ses manifestations à des problématiques sociales pour ne pas stigmatiser une partie de la population. On est ainsi coincé entre le rejet et le déni du religieux.
Comment vous situez-vous dans le débat qui oppose les tenants de la thèse sur la radicalisation de l’islam, comme le politologue Gilles Kepel, et ceux qui soutiennent l’idée de l’islamisation de la radicalité comme le sociologue Olivier Roy et l’anthropologue Alain Bertho ?
Les deux positions sont pertinentes. On est de toutes les façons dans une société qui se radicalise de plus en plus dans tous les domaines : il est très difficile de débattre aujourd’hui sereinement en France. On est dans des processus de radicalisation qui touchent tout le monde. On n’est, surtout, pas capable de se projeter dans l’avenir ; il n’existe pas un projet suffisamment fédérateur, de récit qui puisse mobiliser des citoyens rassemblés. Nous sommes en panne de ce récit.
Face à cela, Daech propose un contre-projet, révolutionnaire, qui repose sur des mythes. Or il n’y a pas plus vrai qu’un mythe. Claude Lévi-Strauss disait qu’un mythe est “un palais idéologique construit à partir des gravats d’un discours social ancien”. L’Occident a aussi ses mythes fondateurs. C’est vrai qu’il existe une radicalisation d’une certaine forme d’islamité qui devient de plus en plus violente. On vient puiser dans des textes de la tradition, qui existent, on ne peut pas le nier ; il faut travailler dessus. Mais comme le souligne Olivier Roy, l’islam devient aussi une variable de la radicalité politique : un vecteur de mobilisation. Les deux existent conjointement.
Le choc des civilisations a-t-il un sens ?
On a plutôt affaire à un choc des incultures. Il n’y a pas plus occidentaux que ces musulmans. On est dans des interpénétrations culturelles partout. L’occidentalisation du monde provoque simplement une réaction des cultures traditionnelles qui n’ont pas eu le temps de faire ce travail qu’a fait l’Europe depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui. On demande à ces gens de faire en trente ans ce que l’Europe a fait en quatre siècles. Dans l’Eglise catholique, la liberté de conscience ne date que de Vatican II (en 1962 – ndlr).
On est tellement dans le présentisme qu’on n’a plus de perspective historique pour comprendre comment cela s’est fait. C’est pour cela qu’il faut revenir à l’histoire. Nous sommes dans une mutation du monde, il nous faut de nouveaux outils pour comprendre ce qui est en train de nous arriver. A “l’identité malheureuse” de Finkielkraut, je préfère “l’identité narrative” de Paul Ricœur, plus pertinente pour comprendre ce qu’il se passe.
Le modèle de l’intégration vous semble-t-il inefficace ?
Le modèle français d’intégration connaît des blocages liés en grande partie à quarante années de chômage massif, ce qui a abouti à la constitution de ghettos de misère dans les périphéries de nos grandes villes, et à d’importants dysfonctionnements de notre système scolaire qui produit trop d’exclus chaque année.
Mais, en même temps, la “machine à intégrer” reste performante pour la plupart. Pour ce qui est de la majorité des familles issues de l’ancien empire colonial français, on a manifestement dépassé “l’intégration” et on se trouve dans une réalité d’assimilation. Il y a les “visibles” de la “non-intégration”, et les “invisibles” – certainement plus nombreux – de “l’intégration”.
D’ailleurs, la plupart des jeunes de familles maghrébines de France ne parlent pas l’arabe, ce qui en dit long. La France a toujours le plus haut taux de couples mixtes dans toute l’Europe. Le modèle familial français actuellement dominant (deux enfants dans un couple qui n’est pas toujours officiellement marié) est tellement fort, qu’il est adopté par presque tout le monde, musulmans (de religion ou simplement de culture) comme non-musulmans.
Alors, pourquoi Daech attire-t-il encore certains jeunes ?
Daech offre un discours idéologique très performant, qui est fondé sur plusieurs grandes prophéties ou mythes qui appartiennent à la sphère théologico-mystico-politique de l’islam. D’une part, le mythe de la “fin des temps” qui approcherait. D’autre part, celui de la résurrection du califat qui, à partir du “pays de Sham” (Damas), ouvrirait la voie à un nouvel ordre international. Enfin celui de la migration vers une “terre pure”, une terre vraiment d’islam.
On ne doit pas ignorer la puissance de cette idéologie qui séduit des jeunes musulmans du monde entier, y compris dans nos banlieues populaires. Daech promet quatre rêves aux jeunes – l’unité, la pureté, la dignité et le salut – et a su capter les printemps arabes, l’offre salafiste (pureté) et l’offre de l’islam politique (califat). Pour beaucoup de musulmans, quand ils ont tout perdu, l’espace symbolique est le seul espace qui leur reste. Dès qu’on touche à cet espace, des gens sont prêts à mourir pour le défendre.
Mais cette communauté ne manque-t-elle pas de voix qui s’expriment ?
La notion de communauté n’existe pas, à mon avis. Les musulmans sont des Français comme les autres. Or on veut les réduire à un groupe et à leur islamité, c’est cela le problème. S’ils voulaient s’organiser, cela ferait longtemps qu’il y aurait des institutions : il n’y a pas un journal musulman, pas une télévision musulmane. Ce sont des preuves fortes d’assimilation.
La vision de Houellebecq qui imagine la création d’un parti politique musulman ne tient pas la route. Parce que le mental construit une représentation de l’autre, la représentation de l’autre passe pour être vraie. Ce sont des assignations identitaires qui font le jeu des entrepreneurs communautaires religieux ou autres ; il est difficile d’en sortir.
A Trappes, où vous vivez, observez-vous un décrochage de jeunes qui, dégoûtés par une société bloquée et sans perspectives, sont ciblés par Daech qui offre un sens, si ce n’est à leur vie, au moins à leur mort ?
Trois types de jeunes gens sont en train de décrocher : ceux passés par la case prison et la violence, en proie à des processus de radicalisation, comme les frères Kouachi ; les jeunes qui ne croient plus du tout au vivre ensemble, et préfèrent le “vivre entre nous”, selon des règles très normées d’un point de vue religieux ; et puis ceux qui, faute de savoir vivre ensemble, veulent vivre ailleurs. Soit par le retour au pays d’origine de leurs parents, soit dans ce qu’ils considèrent comme un vrai pays musulman : des familles entières s’y rendent, en Syrie en particulier. Cela doit nous interroger sur la pauvreté de l’espérance en France.
Il y a une vraie crise de la jeunesse : puisqu’il n’y a plus d’espérance, autant acter cette fin du monde, disent certains jeunes. Mais il faut aussi prendre en compte les phénomènes de dés-islamisation à l’œuvre : des gens qui ne croient plus, ne prient plus, il y en a plein. Un processus important de sécularisation est à l’œuvre : c’est en réaction que le phénomène de fondamentalisme apparaît. Les processus sont en marche.
La République, l’Eglise et l’islam – Une révolution française de Rachid Benzine et Christian Delorme (Bayard), 191 p. 16,90 €
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