Lointain est le temps des salons feutrés, où des collections couture d’exception étaient présentées sur des mannequins de plus de vingt ans devant un parterre de journalistes et acheteurs triés sur le volet, petit carnet studieux sur les genoux. Difficile d’imaginer une Carmel Snow annonçant “It’s the New Look”, comme la rédactrice de Harper’s Bazaar […]
« A rien », répondront les cyniques. Invités paparrazés, décors extravagants, street style affolant et tenues incompréhensibles… Difficile parfois de se souvenir que la fashion week, dont l’édition parisienne a commencé hier, est avant tout un événement professionnel. Explications.
Lointain est le temps des salons feutrés, où des collections couture d’exception étaient présentées sur des mannequins de plus de vingt ans devant un parterre de journalistes et acheteurs triés sur le volet, petit carnet studieux sur les genoux. Difficile d’imaginer une Carmel Snow annonçant « It’s the New Look », comme la rédactrice de Harper’s Bazaar l’a fait au défilé Christian Dior de 1947, sans être couverte par les hurlements de photographes, le brouhaha de la foule et la puissance de la sono.
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En 2017, la fashion week est un joyeux bordel : de plus en plus de défilés, de silhouettes, d’invités, de smartphones, de drama. Une journaliste du Jalouse qui gifle une attachée de presse car elle n’est pas satisfaite de sa place. Un défilé retardé d’une heure, bousculant tout le calendrier, car la marque attendait l’arrivée de sa star au premier rang (qui, rappelons le, a été payée pour assister au défilé). L’éternelle rengaine contre les influenceurs, ces blogueurs stars qui investissent les premiers rangs et entraînent une émeute de photographes street style devant le lieu de chaque défilé. Au milieu de tout ça, pas étonnant qu’on finisse par se demander quelle est la vraie utilité de la fashion week.
https://twitter.com/LoicPrigent/status/875733926194671616
Le Salon du Livre de la mode
Dans sa newsletter Open Thread du 1er septembre, la journaliste du New York Times Vanessa Friedman invitait ses lecteurs à lui demander tout ce qu’ils ont toujours voulu savoir sur la fashion week. Elle y répond une semaine plus tard, en martelant ce que souvent tout le tapage a tendance à étouffer : la semaine des défilés est avant tout un « trade show », un salon à destination des professionnels de la mode.
La fashion week, c’est le Salon du Livre de la mode. Il s’agit d’un événement à destination des professionnels – journalistes, acheteurs, stylistes, photographes – pendant lequel des marques dont l’activité a été reconnue par une organisation spécialisée (en France, la Fédération de la Haute Couture et de la Mode) présentent leur dernière collection, six mois avant sa mise en vente, à un public de journalistes et d’acheteurs. Les journalistes en parlent dans leurs articles, les acheteurs de boutiques multi-marques passent commande pour la saison prochaine. Six mois plus tard, les collections débarquent en magasins, la grande distribution reprend les tendances les plus marquantes, et tout cela explique pourquoi vous vous retrouvez à acheter une veste en jean brodée (Gucci chez Zara), des mules à talon carré (Céline chez Mango) ou tout simplement un jean taille haute (tout le monde chez tout le monde). CQFD, selon Meryl Streep en Miranda Priestly dans cette scène mythique du Diable s’habille en Prada.
https://www.instagram.com/p/BZWrAERDD7M/?taken-by=versace_official
Non pas une, mais dix-huit fashion week
« Encore ? » s’étonne un collègue de la rédaction quand on annonce que commence aujourd’hui la fashion week printemps-été 2018 à Paris. Car oui, si le terme est toujours employé au singulier, en réalité il y a bien plus d’une fashion week par an. Il y en a dix-huit. Petit décompte :
- Deux fashion week prêt à porter à Paris, une par saison. L’automne-hiver est présenté en mars, le printemps-été fin septembre. Les défilés qui commencent cette semaine présentent les collections qui seront en boutique pour le printemps prochain, à partir d’avril.
- Deux fashion week pour les autres villes inscrites au calendrier officiel : New York, Milan et Londres. Les journalistes mode parlent souvent de fashion month car les quatre fashion week s’enchainent d’un coup, toujours dans le même ordre : New York, Londres, Milan, Paris.
- On rajoute deux fashion week homme pour chaque ville. La présentation des défilés homme se fait en février (automne-hiver) et juillet (printemps-été – mais de l’année d’après. Tout le monde suit ?)
- Et deux semaines pour la haute couture, spécialité française : fin janvier et début juillet, une liste très select de maisons de couture présentent leur collections à Paris. La particularité de cette semaine de la couture : les maisons doivent répondre à un nombre de critères très stricts pour obtenir l’appellation « haute couture » (dont le fait de tout produire à la main et d’avoir un atelier à Paris).
Qui est invité ?
En amont de chaque saison, chaque journaliste doit contacter le service presse de la marque et demander une invitation. La réponse – et le placement dans la salle – dépendra du prestige de la publication mais aussi de la fonction du journaliste au sein de cette publication. Le but est pour une marque de composer un premier rang de lucky few qui représentera sa puissance. Ce premier rang est généralement le même d’une grande marque à une autre. Parfois, une marque décidera de mettre tout le monde au premier rang. Parfois même, tout le monde sera debout (spécialité du créateur Raf Simons).
En théorie, la fashion week n’est pas ouverte au public. Impossible de faire les yeux doux au colosse à l’entrée : pas d’invitation, pas de défilé. Cependant, la majorité des marques mettent à disposition des places en « standing » – comprendre, pas de place attitrée assise, mais la possibilité d’assister au défilé debout, derrière les invités. Ces places sont généralement attribuées aux stagiaires de la maison, invités annexes, certains clients, amis et famille… Leur nombre varie en fonction de la salle.
Le mise en scène d’un univers
Depuis quelques saisons, la pertinence d’un défilé de mode est remise en cause. Pourquoi se donner la peine d’organiser un événement si coûteux, plus du tout exclusif car diffusé quasi-instantanément via les réseaux sociaux, pour qu’ensuite la fast fashion copie les looks présentés et les met directement en vente sans attendre la saison prochaine ? Certaines marques, comme Burberry, ont adopté le « see now buy now », présentant des pièces sur le podium qui sont immédiatement disponibles à la vente, bousculant toute notion de saison. Quelle est l’utilité d’inviter une liste select de personnes si les silhouettes présentées sont visibles par tous sur Instagram, et moins d’une heure après sur le site de Vogue Runway ? En ouvrant son défilé à des blogueurs et stars au nombre de followers impressionnant, la marque s’assure une multiplication substantielle du nombre de spectateurs de sa très coûteuse mise en scène.
Le défilé se voit au-delà des murs, des frontières, des goûts et des différences sociales et générationnelles – ce qui explique que vous savez peut-être que le dernier défilé Chanel était présenté sur une fusée géante, même si vous ne suivez pas forcément l’actualité de la maison. Pour la plupart des gens, au moins un de vos abonnements Instagram était présent – ce qui explique pourquoi les marques se tournent vers des personnalités de la musique, du cinéma ou du sport en tant qu’ambassadeurs. Fan de Rihanna ? Vous savez via ses photos qu’elle est à Paris, habillée en Dior de la tête aux pieds, au premier rang du défilé de la maison. Pari réussi pour la marque.
On peut être journaliste mode et ne pas assister à la fashion week. On peut être invité à la fashion week et n’être absolument pas journaliste mode. La semaine des défilés est avant tout un événement promotionnel, où chaque maison tâche de briller plus fort que sa concurrente et marquer les esprits par autre chose que les vêtements. La dernière fashion week de New York l’a très bien démontré. Car là est la vraie fonction moderne de la fashion week : accroître son influence, faire plus grand chaque saison, transformer une manifestation a priori professionnelle en rendez-vous pop-culturel à part entière. A New York, les mannequins défilent à côté de voitures rutilantes. A Londres, Tommy Hilfiger convie le gratin des enfants de star (les soeurs Jagger, la fratrie Hadid) sous un chapiteau strassé. A Milan, Donatella Versace réunit toutes les supermodels les plus iconiques sur le même podium. Qu’en sera t-il de Paris ?
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