Au premier tour de l’élection présidentielle, 22,23% des électeurs se sont abstenus. Et depuis ce dimanche 23 avril, c’est à eux que les politiques et intellectuels s’adressent le plus. Mais parmi eux, une partie des abstentionnistes semble impossible à convaincre. Rencontre avec l’abstention active.
On dit souvent d’eux qu’ils sont le plus grand parti de France. Au second tour, les abstentionnistes pourraient même représenter 28% des électeurs. Un vivier de voix potentielles que les deux candidats restants ont tout intérêt à séduire, en jouant la carte antisystème pour convaincre ceux qui en sont dégoûtés, ou en misant sur le front républicain. Une cible aussi, qu’on accuse de faire le jeu du Front National. « Voter blanc ou s’abstenir, c’est incontestablement voter Marine Le Pen« , affirmait même Manuel Valls sur BFMTV le 27 avril dernier. Pourtant, les abstentionnistes que nous avons rencontrés sont loin de partager les idées du Front National.
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#VotreChoix 👉🏼 "L'abstention n'a jamais fait monter le #FrontNational" explique le chercheur Nicolas Framont pic.twitter.com/pn7DpEZY5h
— EXPLICITE (@expliciteJA) May 5, 2017
Coralie a 30 ans. Avec Jonathan, elle fait partie du Parti des Abstentionnistes et des Sans-voix. Dans l’utilisation du mot « parti« , l’idée de pouvoir affirmer que « ce dimanche, je vote P.A.S.« . De la dérision donc, à l’image de l’ensemble de leur action. « On a même réfléchi à l’idée de proposer un faux candidat pour l’élection, mais ça n’a jamais vu le jour, notamment parce qu’on ne voulait pas mettre l’un d’entre nous en avant. Après on sait jamais, si Pierre-Emmanuel Barré veut nous rejoindre !« . Bien qu’ils fassent partie de la même organisation, leur abstention ne se traduit pas de la même façon. Coralie, qui a voté François Hollande en 2012, a beaucoup voté blanc dans sa vie d’électrice, alors que Jonathan s’abstient lui plus souvent.
« On est six membres cofondateurs, et on a tous notre manière de faire. Et surtout, il n’y a pas derrière notre démarche une envie de convaincre les gens de s’abstenir ou de voter blanc. Mais plutôt de porter le fait que l’opinion politique ne tient pas sur un bulletin. » Coralie
Plus que les abstentionnistes, c’est même l’ensemble des citoyens « sans-voix » qu’ils mettent en avant, des étrangers n’ayant pas le droit de vote à ceux encore trop jeunes pour voter, en passant par les personnes qui ne sont pas inscrites sur les listes électorales. « Si on regarde les résultats du premier tour, Emmanuel Macron est premier avec 8 600 000 voix, ce qui est finalement peu rapporté à la population totale qui sera concernée par sa politique s’il est élu« , analyse Jonathan. Et pour eux, le non-vote, quel qu’il soit, est un geste politique.
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« On essaye souvent de délégitimer l’abstention, en prétextant que ceux qui s’abstiennent ne s’intéressent pas à la politique. Alors que paradoxalement, on ne va pas se poser cette question pour les votants, sur leur intérêt et leurs connaissances. Quand on donne la parole à un jeune de banlieue qui dit qu’il ne va pas aller voter parce que les politiques sont tous pourris, on utilise ça pour dire que l’abstention est dépolitisée. Alors qu’à mon avis, ça témoigne d’une analyse tout aussi fine de la politique que le votant qui va choisir Macron pour son charisme ou son sourire. » Jonathan
Dans le cas de Philippe, c’est même son analyse philosophique de la politique qui l’a poussé à devenir abstentionniste. Cinquantenaire habitant en Alsace, il cite Emmanuel-Joseph Sieyès pour affirmer que la France n’est pas un pays démocratique, rejetant l’idée d’une démocratie représentative. « Une démocratie parfaite, c’est une démocratie construite à partir de la base. Pour moi, la démocratie, c’est la commune. On devrait tout faire reposer à cette échelle-là, un peu comme fonctionnait la démocratie athénienne. Et c’est le chaînage de toutes ces communes qui doit, en montant vers le haut, amener la prise d’une décision.« .
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Redonner le pouvoir démocratique au peuple, c’est ce qu’a porté Jean-Luc Mélenchon dans cette campagne. Pourtant, Philippe s’est méfié du candidat de la France Insoumise et de la façon dont il souhaitait mettre en place l’assemblée constituante. Philippe s’est pourtant politisé très jeune, à l’époque où la centrale nucléaire de Fessenheim est construite. Dans les années 90, il se retrouve même plusieurs fois en garde à vue pour avoir donné du travail à des demandeurs d’asile, alors que le gouvernement de Michel Rocard venait de l’interdire. « Pour moi, c’était une forme d’opposition intelligente. On n’interdit pas à des gens de travailler.« . Longtemps, il a participé au vote, et a même été adhérent au MoDem quand le parti centriste s’est lancé.
Dans son abstention, qu’il qualifie lui-même d’ »active« , c’est un combat qu’il mène pour un système démocratique qui concernerait tout le monde. Contrairement au P.A.S., Philippe veut faire prendre conscience aux gens du poids politique que peut avoir leur abstention. En plus d’un blog sur le sujet, il est même l’auteur d’un livre, Abstenez vous !. Quant au second, son avis est clair : il ne votera pas.
« Aujourd’hui, on nous demande de choisir entre deux pommes pourries. Quelqu’un de normalement constitué, quand il se retrouve face à deux pommes pourries, il prend les deux pommes et il les jette. » Philippe
“En politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal. ”
MACHIAVEL #nilepennimacron— Aïda Touihri (@AidaTouihri) April 27, 2017
Contrairement à Mounia, qui a elle décidé d’aller voter pour Emmanuel Macron au second tour pour faire barrage au Front National. Pourtant, Mounia fait partie du collectif Libertaires contre l’islamophobie, qui a ouvert en février dernier une plateforme pour donner la parole à des personnes ayant choisi de s’abstenir. « Nous voulions expliquer pourquoi, dans les mouvements anarchistes, l’abstention active est considérée comme une pratique politique. Moi-même, je me suis rendu compte qu’on ne donnait jamais la parole aux abstentionnistes. On se contentait de parler de désintérêt pour la politique. Alors que si on va dans les quartiers populaires, on se rend compte que les abstentionnistes sont des gens politisés.« .
Nicolas Pasadena : “Pour une abstention politique, contre la démocratie des privilégiés” Des vraies questions et de… https://t.co/D5Yi6bVRgd
— #Abstention2017 (@Voix_Abstention) April 22, 2017
Elle qui est allée à la rencontre de militants des quartiers populaires a ressenti la méfiance d’une partie des électeurs pour ceux qui ambitionnent à les représenter. Au rayon de ses regrets, la transformation du vote en une « injonction« . « Alors que s’abstenir, c’est s’émanciper. Et ça s’inscrit aussi dans un rapport de force avec des institutions qui aujourd’hui ne sont plus au service du citoyen. L’abstention, c’est une invitation à se politiser et à se prendre en main.« .
Comme Philippe, Mounia se méfie du personnage de Jean-Luc Mélenchon et s’est abstenue au premier tour. Mais elle reconnaît que certaines de ses propositions, comme l’assemblée constituante, ont convaincu une partie des abstentionnistes et des anarchistes d’aller voter. Citoyenne active sur les questions de discrimination raciale, elle regrette que le leader de la France Insoumise ait défendu Laurence Rossignol après ses propos sur les « nègres » partisans de l’esclavagisme.
Ancienne sympathisante de la gauche socialiste, les dernières élections européennes où le Front National est arrivé en tête l’ont dégoûtée du vote. Et si elle va faire barrage au Front National au second tour, ce n’est pas tant pour elle que pour sa mère, qui elle n’a pas le droit de vote. « Ma mère s’est beaucoup sacrifiée pour nous. Elle est enseignante, mais comme elle n’est pas française, elle a un contrat particulier qui fait qu’elle ne peut pas passer de concours pour être inspectrice ou chef d’établissement. Et moi qui milite pour le droit de vote des étrangers, je ne pouvais pas refuser de porter sa voix.« .
Vote d'adhésion, abstention, vote blanc,… : ce que vont faire les électeurs rencontrés dans le #franceinfotour https://t.co/1EUUaz3XoX pic.twitter.com/gwJc6YHBIh
— franceinfo (@franceinfo) May 5, 2017
Les personnes que nous avons interrogées représentent une part active de l’abstention. Qui se différencie donc d’une abstention plus passive. Céline Braconnier, directrice de sciences po Saint-Germain-en-Laye et co-auteure de La démocratie de l’abstention et de Les inaudibles, replace pour nous ce courant de pensée dans l’ensemble de l’abstention. Et se place parfois en désaccord avec certains propos recueillis.
Si les personnes interrogées se définissent majoritairement comme des abstentionnistes actifs, tous considèrent que l’abstention quelle qu’elle soit est un geste politique. Qu’en pensez-vous ? Comment définissez-vous qu’un geste est politique, ou qu’une personne est ou non politisée ? Que pensez-vous des propos de Jonathan à ce sujet ?
Céline Braconnier : Ces activistes de l’abstention projettent sur tous les abstentionnistes leurs propres motivations politiques à se tenir en retrait des urnes. Ils ont raison de dire que voter constitue une façon de légitimer le système politique. Et on comprend, puisqu’ils veulent sortir de ce système, qu’ils incitent les autres à ne plus jouer le jeu de la participation électorale. On pourrait néanmoins interroger l’efficacité d’une telle abstention stratège, car bien des élus s’accommodent parfaitement, par exemple aux Etats-Unis, d’une forte abstention des milieux populaires, qui perdent ainsi en capacité à se faire entendre dans l’espace public alors que la légitimité du système, même entamée, perdure.
En France comme aux Etats-Unis, la majorité de ceux qui ne votent n’est pas porteuse d’une telle remise en cause du système. Ils sont désenchantés quant à la capacité des politiques à changer les choses, certes. Mais, en France, seule une minorité (10 % des inscrits environ auxquels il convient d’ajouter 11% de non-inscrits) ne participe jamais aux scrutins : la participation, dès lors qu’on tient compte de la présidentielle, reste la norme.
Or, quand les abstentionnistes d’un scrutin sont les votants d’un autre, ces deux comportements sont investis politiquement de la même façon. C’est pourquoi je rejoins Jonathan dans une partie de son analyse. Un électeur très politisé fait un abstentionniste très politisé. De la même façon, un abstentionniste peu politisé fait un votant peu politisé. Dans l’exemple que Jonathan prend avec le sourire d’Emmanuel Macron, le vote peut être produit sans être politiquement investi. Nombre d’électeurs votent ainsi par devoir, par habitude, pour faire plaisir à des proches ou céder à des micropressions.
Il se trouve cependant que ces deux hypothèses ne sont pas également réalistes puisqu’il est solidement établi, en France comme ailleurs, que plus on est intéressé par la politique et plus on est constant dans sa participation électorale, et vice versa. Il y a fort à parier que celui qui se décide à voter Macron pour son sourire ait été un abstentionniste aux régionales de 2015 et aux européennes de 2014 et qu’il le redevienne de nouveau aux législatives de juin prochain. L’abstention constitue avant tout le signe d’une distance au politique qu’il faut savoir entendre et qu’on ne peut sans précaution investir d’une capacité expressive équivalente à la prise de parole.
Mounia affirme que les habitants des quartiers populaires sont politisés et ont un contact avec la vie politique, même quand ils s’abstiennent, parce qu’ils expriment un dégoût des représentants politiques lié aux affaires. Vous qui avez travaillé dans les quartiers populaires, avez-vous pu tirer les mêmes constats ?
Si exprimer un dégoût à l’égard des professionnels de la politique devient un indicateur de politisation, alors il faut considérer que la très grande majorité des citoyens est politisée et il faut trouver un autre outil pour rendre compte des très fortes inégalités sociales qui marquent les rapports à la politique institutionnelle. Mounia, comme les autres personnes interrogées, se place sur le terrain de la morale et prend un constat objectif (l’intérêt pour la politique varie avec l’âge, le niveau de diplôme et le niveau de richesse) pour un déni de civisme. C’est tout le contraire : au regard des conditions de vie très difficiles, c’est le fait qu’on continue de se mobiliser assez massivement à la présidentielle dans ce type de quartiers qui devrait étonner.
Encore une fois, se désintéresser de la politique ne signifie évidemment pas qu’on ne dispose pas d’une conscience sociale et de schémas d’interprétation du monde parfaitement cohérents et éclairés, mais simplement qu’on manque des outils qui autorisent la compréhension. Rendre visible le cens caché qui joue contre les citoyens les plus fragiles, c’est aussi demander pourquoi l’école républicaine ne prend pas en charge la transmission des repères nécessaires au décryptage de la vie politique et alerter sur l’urgence qu’il y a à mettre en place des dispositifs de lutte contre les inégalités politiques.
Pour Philippe, la part de 20% d’abstentions en moyenne qui est constatée lors de chaque élection présidentielle est “irréductible”. Qu’en pensez-vous ?
Derrière la permanence des proportions (une abstention d’environ 20% des inscrits pour la présidentielle à l’exception de 1969 et 2002) il y a en réalité un important renouvellement du corps électoral. Il est ainsi établi qu’à chaque séquence présidentielle, 10 % environ des votants du 1er tour s’abstiennent au deuxième quand 10% de ceux qui ne votent pas au 1er tour se déplacent pour le second. Si on neutralise la malinscription (les citoyens qui ne sont pas inscrits là où ils résident et s’abstiennent 3 fois plus que les autres) on se rend compte qu’au final ce sont moins de 10% des inscrits qui, en année présidentielle, demeurent en dehors du vote.
Des expérimentations ont aussi montré que l’on ne reste pas en dehors des listes électorales par choix et que parmi les 11% de citoyens non-inscrits figure une majorité qui voterait si la procédure était plus aisée. En réalité, les catégories qui votent le moins sont bien celles qui sont gênées dans l’accomplissement de l’acte électoral : les malinscrits, les plus de 80 ans, les détenus…
Est-ce que le vote blanc témoigne d’un plus grand engagement en politique ou d’une meilleure connaissance de la politique ?
La sociologie du vote blanc n’est habituellement pas la même que celle de l’abstention. Elle recoupe celle des électeurs diplômés et intéressés par la politique, qui signifient explicitement par ce choix leur refus de départager les candidats en lice. C’est d’ailleurs pourquoi on enregistre traditionnellement plus de votes blancs aux seconds tours de scrutin, quand le choix se restreint et que la participation augmente. Sur ce plan, le 7 mai pourrait du coup réserver des surprises.
Vous remarquerez que cette semaine, les commentateurs des sondages ont systématiquement agrégé les données concernant le vote blanc à celle de l’abstention. Cela rend compte d’une situation où des électeurs de 1er tour hésitent précisément parce qu’ils sont politisés sur la meilleure façon de faire entendre clairement le message qu’ils souhaitent adresser en tout premier lieu au futur président : un refus du FN mais également du projet trop libéral qui lui est opposé. Il faudra regarder de près et à une échelle fine la répartition géographique du vote blanc et de l’abstention qui se dessinera le 7 mai pour observer ce qui aura pu, cette fois-ci, complexifier l’analyse.
Propos recueillis par Erwan Duchateau
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