Ce dessinateur algérien, objet d’une fatwa depuis 2004, a rejoint l’équipe de « Charlie Hebdo » pour le numéro du 25 février. Quel est le parcours de cette nouvelle recrue venue de l’autre rive de la Méditerranée ?
« Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours. » Cet adage napoléonien, le dessinateur algérien Dilem l’a bien compris. Quand il a quelque chose à dire sur la société algérienne, il le dessine dans le journal Liberté depuis 1991, et le message passe. Avec férocité. Sexualité, religion, politique, pouvoir, économie… aucune discipline ni aucun potentat n’échappent à son coup de crayon acerbe en dernière page de ce quotidien national, l’un des plus importants avec El Watan et Ech Chaâb.
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L’historien Benjamin Stora, président du conseil d’orientation du musée de l’Histoire de l’immigration et auteur de nombreux ouvrages sur l’Algérie, ne tarit pas d’éloges à son égard : “C’est un maître de la peinture de la société algérienne contemporaine. Il est iconoclaste, drôle et très en prise avec l’actualité de la société algérienne.”
Cela lui a valu bien des problèmes, et une vie quasi-clandestine, entre procès intentés par le pouvoir et menaces de morts proférées par des intégristes. Aujourd’hui, son trait est aussi connu en Algérie que ceux de Cabu ou de Wolinski en France. Il y a quelques semaines un de ses dessins faisait la une des Inrocks.
Un dessin de @DilemAli en couverture de @lesinrocks : « Arrêtez de caricaturer le prophète ». via @GillesKLEIN pic.twitter.com/SS5dHNXpeJ
— Ornikkar (@ornikkar) 13 Février 2015
Il avait même pris la place de Plantu dans Le Monde pendant près d’une semaine à l’occasion des 50 ans de l’indépendance de l’Algérie.
« Un pur produit de la révolte de 1988 »
Hier on apprenait qu’il avait rejoint les rangs clairsemés de Charlie Hebdo pour son nouveau numéro, avec le dessinateur du Canard enchaîné Pétillon, sans que l’on sache pour combien de temps. Un de ses dessins orne en effet la dernière page du journal satirique, dont la dernière parution – la deuxième depuis les attentats – sort ce 25 février. Quel est le parcours de cette nouvelle recrue venue de l’autre rive de la Méditerranée ?
La carrière de Dilem débute dans l’exaltation de la liberté, pendant les journées d’émeutes et de révolte d’octobre 1988 en Algérie, qui ont débouché sur l’instauration du pluralisme. Ali Dilem a alors 21 ans – né après la guerre d’indépendance, il enrage contre ceux qui l’ont confisquée. “Ces journées ont fait exploser le système : on est passé du parti unique au multipartisme et à la liberté de la presse. Dilem est un pur produit de cette explosion de 1988”, raconte Georges Morin, ancien instituteur en Algérie et président de l’association Coup de soleil, qui le connaît bien pour l’avoir lu et côtoyé en Algérie. A la suite de cette répétition générale du printemps arabe, le jeune étudiant à l’Ecole des beaux-arts publie son premier dessin en 1989 dans Alger Républicain, le quotidien du Parti communiste.
Le fils spirituel du dessinateur Slim
Dilem rejoint en 1991 le quotidien Liberté, où il dessine jusqu’à aujourd’hui. Ses dessins s’inspirent de ceux de Slim (de son vrai nom Menouar Merabtène), “le père de tous les caricaturistes algériens”, estime Georges Morin. Publié dans Algérie Actualité avant 1988, Slim s’est imposé par son audace et son style : “Il était sur le fil du rasoir en permanence, tapait autant sur les généraux que sur les politiques, mais avec prudence car ça ne rigolait pas à l’époque”. De fait, à comparer les caricatures de généraux du régime algérien commises par Dilem et Slim – ventripotents et les poches remplies de pétrodollars – on constate des traits communs.
Les temps sont durs… @JournaLiberteDZ #Dilem pic.twitter.com/Y9rdZ4hpux
— Ali Dilem (@dilemofficiel) 22 Décembre 2014
Alors que Slim collabore désormais au Soir d’Algérie, la jeune pousse du dessin algérien a repris le flambeau de la liberté d’expression avec panache. Dilem est le premier à caricaturer le président de son pays en 1989 dans Alger Républicain. “Comme tant d’écrivains, de journalistes et de dessinateurs qui ont fait leurs armes en 1988, il a toujours ciblé à la fois le pouvoir – ce qui lui a valu plusieurs années de prison avec sursis – et les islamistes, ce qui témoigne d’un courage extraordinaire”, raconte Georges Morin.
En 1991 le Front islamique du salut remporte les législatives, ce qui déclencha l’intervention de l’armée et verrouille de nouveau le régime. La première condamnation à mort contre Dilem date de 1992, comme il le relatait sur France Inter le 21 janvier.
Il continue cependant imperturbablement à dessiner avec la même verve satirique. Pour échapper aux menaces, il se cache et change de domicile régulièrement. Pendant des années, il a même fait croire à sa mère qu’il vivait à l’étranger. « Les premières menaces sont arrivées vers 1992. C’est là que j’ai cessé d’avoir une vie normale. Je ne pouvais, par exemple, plus draguer dans la rue, c’était embêtant », s’amusait-il en janvier dernier, interrogé par Le Point.
Une vie dans la clandestinité
En 1994, menacé par des terroristes islamistes, il fait un séjour à Paris, “pour respirer un peu”, comme il le confiait au Monde. C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de la bande à Charlie : “Parfois, je pensais renoncer à exercer mon métier, je pensais que c’était trop cher payé de risquer sa vie pour un dessin. Mais eux m’ont donné envie de continuer, ils m’ont montré que j’avais une utilité.” Dans une interview au Supplément de Canal+ le 18 janvier le dessinateur à l’éternelle casquette vissée sur la tête évoquait avec beaucoup d’émotion ses amis Tignous et Charb (à partir de 4 min 20 sur cette vidéo), avec qui il avait travaillé à quelques occasions, et avec qui il avait créé la page « Cactus » dans L’Humanité Dimanche.
Depuis, il a inspiré un amendement dans le Code pénal algérien – on a les trophées qu’on mérite. Depuis 2001 cet “amendement Dilem” prévoit jusqu’à un an de prison pour offense au président de la République ou aux corps de l’État. Le fantassin de la démocratie était allé trop loin dans la moquerie de la corruption du pouvoir. En 2003 ses dessins lui valent encore des problèmes avec les autorités algériennes, qui accentuent leur pression sur la presse.
Il est arrêté à son domicile et conduit au commissariat central d’Alger pour y être interrogé. Il avait accusé de corruption (encore) des proches du président Bouteflika, et le ministre de l’Intérieur d’être un tortionnaire. Puis n’avait pas répondu aux convocations de la police, estimant que le délit de presse relevait de la justice et non pas des forces de l’ordre. Il est rapidement libéré, mais cumule jusqu’à aujourd’hui environ 9 ans de prisons avec sursis.
« Ses dessins les plus cruels sont ceux sur Bouteflika »
“C’est quelqu’un de courageux sur le plan politique, et d’une violence incroyable lorsqu’il s’agit du président Bouteflika”, rapporte Jean-Robert Henry, directeur de recherche émérite au CNRS spécialiste des relations méditerranéennes, et lecteur assidu du dessinateur. “Ses dessins les plus cruels sont ceux sur Bouteflika, sa maladie, sa chaise roulante, le fait qu’on ne le voit jamais en public, tout ce qui tourne autour du pouvoir. C’est là qu’il exerce sa verve de manière très piquante”, confirme Benjamin Stora.
#Bouteflika hospitalisé en France @JournaLiberteDZ #Dilem pic.twitter.com/zYxFpw1Gyf
— Ali Dilem (@dilemofficiel) 15 Novembre 2014
La religion n’est cependant pas en reste, même si Dilem n’a jamais caricaturé le Prophète. Tout juste a-t-il dessiné la main de Mahomet sortant d’un nuage et adressant un bras d’honneur aux fidèles en pleine prière de la pluie en 2003. “Il a beaucoup fait d’humour autour de l’utilisation mercantile du religieux, et contre les intégristes, qu’il a toujours combattus de manière très forte”, relate Benjamin Stora. Dans le contexte algérien, on comprend sa prudence. Sur France Inter, il a toutefois défendu le droit à caricaturer le Prophète dans un pays comme la France, où la loi l’autorise.
Le fantassin de la démocratie ne baisse pas sa garde
Le lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, il s’était confié à L’Humanité, et relatait une conversation qu’il avait eue récemment avec Tignous (victime de l’attentat) : “Il y a quelques jours, avant de rentrer à Alger, j’étais avec Tignous. Je lui disais qu’il n’y a qu’une seule façon de vérifier la réalité des menaces islamistes, c’est quand elles nous tombent dessus. […] Je croyais, avec ce qui s’est passé chez nous en Algérie, plus d’une centaine de journalistes assassinés, dont deux caricaturistes de presse, qu’on en avait fini avec cette situation. Eh bien non, près de vingt ans après, ils sont toujours capables d’arriver à cette extrémité”. Le même jour il publiait ce dessin en hommage aux victimes :
Charlie Hebdo: Les cons m’ont tuer pic.twitter.com/YTK0uexZEl — Ali Dilem (@DilemAli) 8 Janvier 2015
L’attentat du 7 janvier a fortement résonné en Algérie, pays où 120 journalistes sont morts pendant la « décennie noire » du fait de groupes de guérilla islamistes. En 1994, cinq terroristes ont fait irruption dans la rédaction de L’Hebdo Libéré – un équivalent de Charlie Hebdo en Algérie – et ont tué deux employés, en blessant trois autres. Dilem s’en souvient. Il ne baisse pas sa garde.
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