Quel est l’objet de l’écologie ? Un ouvrage collectif révèle combien ce courant de pensée est riche de visions dispersées, oscillant entre la sacralisation de la nature et la volonté de réconcilier les hommes avec elle et surtout entre eux.
S’il est possible de désespérer des écologistes, l’écologie comme courant de pensée résiste à la confusion idéologique générale. Comme si la crise environnementale imposait aujourd’hui l’évidence d’une réflexion lucide, transdisciplinaire, transnationale, dépassant les clivages idéologiques traditionnels. Pourtant cette évidence ne va pas de soi. D’abord parce qu’une forte proportion d’élus et de citoyens ne considèrent toujours pas la voie écologique comme une réponse aux périls du monde, estimant même qu’elle doit rester confinée aux marges de l’action publique. Mais aussi parce que l’objet de l’écologie souffre d’une certaine indétermination.
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Que défend au fond l’écologie politique ? Quel est son objet ? Sur quoi, sur qui porte-telle ? Sur les mondes non humains ou bien sur la coexistence entre des êtres hétérogènes, humains et non humains, dans un monde fini ? “Les tigres du Bengale menacés de disparition comptent-ils autant ou plus que les populations habitant près d’usines chimiques polluantes ?”, se demande Émilie Hache dans l’ouvrage collectif Écologie politique – Communautés, cosmos, milieux, qu’elle a dirigé. Divisée en de multiples courants, parfois irréconciliables, se fixant sur des questions dispersées, aux retombées politiques à géométrie variable, l’écologie ne forme pas une théorie homogène aux frontières clairement définies. C’est sa force la survie de tous exige une forme d’équité entre les humains et sa faiblesse : à l’inverse de l’apparente évidence de son propos, elle joue de la complexité de ses nombreuses voies possibles, tiraillées entre une version “deep” (le courant de l’écologie profonde, profondément conservatrice) et une version “sociale”, très à gauche.
L’archéologie d’une pensée et ses enjeux actuels
Afin de mieux saisir la diversité des analyses, la philosophe Émilie Hache dresse dans ce nouvel ouvrage important une cartographie précise du sujet. Exhumant les textes fondateurs de ce courant polysémique, elle fait l’archéologie d’une pensée tout en éclairant ses enjeux actuels. De Bruno Latour à Donna Haraway, de Ramachandra Guha à Murray Bookchin, de William Cronon à Mike Davis, beaucoup des auteurs présents dans ce livre, pas forcément tous connus en France, témoignent de la vitalité de l’écologie politique aux multiples visages, allant de l’écosocialisme (Bookchin, Davis) à la sociologie des sciences de tradition pragmatique (Despret, Latour).
À défaut de saisir un fil tendu qui les relierait dans un dessein commun, la pertinence de chaque questionnement suffit à conférer à l’écologie politique le statut d’un discours décisif sur la manière de réinventer un monde commun. La façon la plus facile de définir les contours de l’écologie politique revient à rappeler que la nature forme son objet premier. La morale et la politique se seraient toujours occupées des hommes, rappelle Émilie Hache, mais depuis le début de la crise environnementale dans les années 60, elles se sont enfin préoccupées d’un objet laissé de côté. Pour de nombreux philosophes environnementaux américains, l’écologie porte même sur la nature au sens de la wilderness (nature sauvage), laissant de côté les humains, qui ne l’intéressent pas. Ce concept de wilderness, pure construction nationale étatsunienne, renvoie à la nature sauvage prétendument sans humains, que les colons auraient découverte en arrivant dans le Nouveau Monde. Hostile jusqu’au XVIIIe siècle, la wilderness est devenue parfaite une fois domestiquée et en partie détruite, car son invention exigea de déplacer les populations indigènes pour retrouver l’état originaire des États-Unis.
Tous les écologistes ne partagent pas cette définition de la nature ; comme l’écrit l’anthropologue Philippe Descola, “la nature est la chose du monde la moins partagée”, signe qu’il existe aussi une crise du concept de nature lui-même. Dans son livre clé, Politiques de la nature (La Découverte, 1999), le philosophe Bruno Latour soulignait déjà que la nature n’était pas une réalité objective existant en dehors de nous, mais une construction épistémo-politique liée à l’invention des sciences modernes. Par-delà cette complexité conceptuelle, l’écologie politique tente de repenser une cohabitation possible entre des êtres hétérogènes, humains et non humains, dans un monde fini, de prendre en compte les non-humains comme des êtres avec qui nous partageons une histoire, avec qui nous cohabitons (animaux domestiques, espèces vivantes, animaux d’élevage…).
Si l’écologie se situe donc du côté d’un projet de réconciliation entre humains et non-humains, elle ne délaisse pas pour autant la politique. Contre les impasses de l’écologie profonde qui dépolitise la crise écologique en incriminant indifféremment l’ensemble de la population plutôt qu’un système de production, historiquement déterminé, de nombreux penseurs écologistes repolitisent ses enjeux. Ramachandra Guha et Joan Martinez-Alier reproblématisent par exemple la question écologique autour des rapports Nord-Sud, en théorisant “l’environnementalisme des pauvres” : l’écologie n’intéresse pas que le Nord, comme le souligna la déclaration de Cochabamba, réponse à l’échec de la conférence de Copenhague sur le climat de décembre 2009, qui articula la critique du capitalisme et la crise écologique.
L’équilibre avec la nature n’est possible que s’il y a d’abord équité entre les hommes. La survie de tous exige une forme d’équité entre les humains : l’écologie n’est donc pas définie comme un problème des humains avec la nature mais des humains entre eux. Cette équité ne sera possible qu’au prix de la critique des mécanismes Ces revendications soulignent combien les problèmes écologiques représentent un nouvel enjeu pour la démocratie : selon la façon dont ils sont construits, ils peuvent l’éclipser dans une vision techniciste ou la réinventer.
Participer aux choix politiques en matière d’écologie – des OGM au gaz de schiste, du nucléaire au réchauffement climatique… –, c’est l’un des visages les plus marquants de l’écologie politique aujourd’hui. Des réflexions sur l’urbanisation de la planète à celles sur la recherche de nouvelles “cosmopolitiques” et de nouveaux récits articulant tous les enjeux de la crise environnementale, l’écologie politique invite à penser ensemble théories et politiques pour survivre à l’épuisement des ressources du monde.
Écologie politique – Communautés, cosmos, milieux collectif, dirigé par Émilie Hache (Éditions Amsterdam), traduit par Cyril Le Roy, 404 pages, 20 €
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