Devenue un geste viral, la quenelle se propage sur les plateaux de télévision, les photos de classe ou de vacances. Pourtant, derrière la pose potache relayée sur les réseaux sociaux, l’humoriste véhicule une idéologie antisémite.
Dans les couloirs du Petit Journal, l’affaire a été vécue comme un traumatisme. Le 12 novembre, Yann Barthès prend un ton solennel inhabituel dans cette émission d’infotainment. « Le Petit Journal s’est fait troller par un quenelliste, explique l’animateur, embarrassé. Hier, un mec dans le public a fait une quenelle (…) Il l’a fait seize fois pendant toute l’émission (…) Nous nous excusons pour cette intrusion visuelle nauséabonde. »
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Véritable fist-fucking au « sionisme » imaginé par Dieudonné, le geste consiste à placer une main ouverte sur son bras opposé tout en allongeant ce dernier vers le sol. « Dieudonné a baptisé ça ‘quenelle’ en référence au plat dont la forme rappelle celle d’un suppositoire », explique très sérieusement Ahmed Moualek, ancien ami de l’humoriste. Sur le ton de la confidence, il ajoute : « C’est un bras d’honneur au système, c’est-à-dire aux médias, aux politiques mais aussi à Israël. Mais tout est lié, on ne va pas se raconter d’histoire, non? »
Si cette lecture de l’histoire est partagée par « l’apprenti quenelliste » qui a parasité Le Petit Journal, souvent le geste est réalisé sans que l’auteur en connaisse la connotation idéologique. C’est le cas de Yann Barthès lui-même. Quelques jours après ses excuses, une photo de l’animateur du Petit Journal réalisant une quenelle a circulé sur les réseaux sociaux. Beaucoup ont cru au photomontage mais en fin de compte, le cliché s’est révélé authentique.
« Yann avait été invité à un tournoi de football en salle en juillet 2012 entre l’équipe du Petit Journal et des utilisateurs de Twitter, relate un proche de l’animateur. A la fin du match, il s’est plié à une séance de photos souvenirs. L’un des joueurs lui a demandé de faire ce geste, Yann l’a fait sans en connaître la signification. »
Le nouveau jeu à la mode
Considéré par certaines associations comme une allusion au salut nazi, la quenelle est devenue un geste pop symbolisant une forme d’insoumission au « système » politique et médiatique.
Pour les fans de « Dieudo », le jeu à la mode est de réussir à « glisser une quenelle » dans des émissions télévisées (Touche pas à mon poste ou Pékin Express ont ainsi également été trollées). Chaque quenelle réalisée suscite la même jubilation chez les fans de l’humoriste : « On a foutu une grosse quenelle aux médias ! »
Pour les apôtres de la quenelle, le second défi consiste à se faire prendre en photo avec une célébrité. Sur son site, devenu une véritable médiathèque du genre, Dieudonné prend un malin plaisir à collectionner les photos de quenelles exécutées aux côtés de François Hollande, Manuel Valls ou Bernard-Henri Lévy. On y trouve, aussi, pléthore de quenelles réalisées devant des lieux symboliques de la judéité.
La quenelle se glisse même parfois sur des photos de vacances : sur une plage au Mexique, devant le Grand Canyon, lors d’un saut en parachute ou d’un mariage… Des cartes postales d’un nouveau genre qui donnent l’étrange impression que le geste n’a rien de politique et ne serait qu’une pose à la mode, au même titre que la duck face.
« Je ne vois pas le truc politique derrière ce geste »
C’est dans cet esprit qu’Arnaud, 22 ans, a posé avec Dieudonné à la fin de son spectacle à Rennes, en 2010. « C’est une provoc gratuite », explique-t-il. Depuis, il s’amuse à faire des quenelles en soirée avec ses amis. Un sport que pratique également Mathieu, 29 ans, technico-commercial dans l’éclairage à Châteauroux : « Je fais des quenelles avec des potes quand on a ‘arnaqué’ quelqu’un, qu’on s’est joués de lui sur une blague. » Lui aussi a posé en train de « glisser une quenelle » avec Dieudonné. « C’est une de ses mimiques qui m’éclatent. C’est comme un ‘fuck’ auquel on ajouterait ‘dans ton cul. » Julien, 32 ans, infirmier en psychiatrie, grand amateur de l’humoriste, l’utilise également « pour chambrer » : « Ça veut dire que tu la mets bien profond à quelqu’un. » Aucun ne regrette la photo souvenir aux côtés de Dieudonné, et tous les trois rejettent en bloc les accusations d’antisémitisme.
« Quand tu connais ses spectacles, tu sais que tout le monde en prend pour son grade : les juifs, les Chinois, les cathos…, assure Julien. Les politiques, les racoleurs, les médias essaient de tout diaboliser. Je ne vois pas le truc politique derrière ce geste. »
En 2012, les étudiants en BTS deuxième année au lycée Chopin de Nancy ne saisissent pas bien, eux non plus, sa dimension politique quand ils acceptent la proposition de l’un d’entre eux de mimer une quenelle sur une photo de classe. Le professeur se laisse prendre au jeu, et pose à leurs côtés, le bras tendu et la main sur l’épaule. Clic, la pose est immortalisée et la photo (non floutée) bientôt relayée à tour de bras sur les réseaux sociaux. Des internautes alertent le proviseur, Gérald Zavattiero, qui découvre « éberlué » l’origine du geste. Il rencontre les étudiants un par un, constate que personne ne connaissait la quenelle. L’instigateur de la pose lui assure qu’il s’agissait à ses yeux d’une « posture scénique », sans aucune implication politique.
Quant à l’enseignant, « il est tombé des nues et a été très blessé. Il n’a pas demandé d’où le geste venait, a simplement voulu faire plaisir à ses étudiants et n’a pas maîtrisé les effets », raconte Gérald Zavattiero. L’incident ne leur vaut aucune sanction, mais tous les élèves de l’établissement doivent signer une attestation d’interdiction de diffusion et de reproduction de cette image.
Le nouveau gimmick des sportifs
Pari réussi pour Dieudonné : la quenelle est devenue la nouvelle hantise des photographes et des cameramen. Le 28 novembre, le directeur adjoint d’une école de journalisme parisienne croise dans un couloir un de ses étudiants qui doit assister à l’émission Des paroles et des actes le soir-même. Une seule recommandation : ne surtout pas faire de quenelle à l’écran. Elle serait même devenue à la mode chez les sportifs, selon Pierre-Ambroise Bosse qui l’a réalisée lorsqu’il a été sacré champion d’Europe du 800 m des moins de 23 ans. C’est « une manière discrète de fêter sa joie », argumente-t-il, en prenant pour exemple Tony Parker, Boris Diaw, Teddy Riner (rien que ça).
La plus célèbre quenelle est d’ailleurs l’œuvre d’un footballeur. Le 23 janvier, le défenseur de Montpellier Mathieu Deplagne marque son premier but en pro face au FC Sochaux lors d’un match de Coupe de France. Pour célébrer sa joie, il mime une quenelle. Le lendemain, sa photo fait la une du supplément sport du Midi Libre.
Pour cette performance, Mathieu Deplagne n’a pas reçu le Ballon d’or mais une quenelle d’or en catégorie sportive qu’il affiche fièrement sur son profil Twitter. Le 21 juin, Dieudonné lui remet en mains propres le trophée lors de son traditionnel Bal des quenelles, une cérémonie au cours de laquelle l’humoriste récompense les meilleurs performeurs. Lorsqu’on interroge Mathieu Deplagne sur la présence de Bachar Al-Assad dans le même palmarès, il répond naïvement : « Si j’ai accepté cette récompense, c’est parce que j’aime l’humoriste, la partie politique ne m’intéresse pas. »
Dieudonné tire avantage de ces photos de sportifs pour se disculper des accusations d’antisémitisme portées contre lui. Quelques jours après la qualification de l’équipe de France de football pour la Coupe du monde au Brésil, il a ainsi exhumé dans une vidéo une photo de quenelle du grand artisan de la victoire contre l’Ukraine : le défenseur Mamadou Sakho.
http://www.youtube.com/watch?v=aHlBlhrddR8
Sur son compte Twitter, le footballeur a réagi en affirmant s’être fait « piéger » par l’humoriste.
@ElgabinchGabin Cette photo date d’il y a 6mois, je ne connaissais pas la signification de ce geste, je me suis fait piéger !
— Mamadou Sakho (@mamadousakho3) November 27, 2013
Un phénomène viral
Au-delà de la polémique qu’elle a de nouveau suscitée, la quenelle semble s’éloigner peu à peu de la « dieudosphère » pour devenir un véritable mème dont la signification varie selon chacun. Une coquille vide ? C’est ce qu’estime Stephen Bunard, spécialiste du langage corporel : « Le geste n’étant jamais fait de la même façon, il n’est pas cohérent et n’a donc pas de signification univoque. On est au mieux dans une extrapolation du doigt d’honneur, dans un truc potache et vulgaire. » Pour lui, la quenelle « se rapproche de la logique du geste du ‘changement c’est maintenant’ (geste de cisaillement avec les bras mimé par des personnalités du PS dans une vidéo diffusée en pleine campagne présidentielle en janvier 2012 – ndlr). C’est la même idée d’avoir un geste qui incite à la reproduction mimétique. »
« La quenelle n’est pas un geste anodin, estime Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch et fin observateur de la dieudosphère. C’est un bras d’honneur au système’ et c’est en même temps un signe de reconnaissance pour les fans de Dieudonné. C’est cette ambivalence qui fait sa force. »
D’ailleurs, le geste est de plus en plus sujet à controverse. Suite à la quenelle réalisée par des militaires français postés devant une synagogue dans le XVIe arrondissement de Paris, le président de la Licra, Alain Jakubowicz, s’est fendu, le 9 septembre, d’une lettre au ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, dans laquelle il qualifie le geste de « salut nazi inversé signifiant la sodomisation des victimes de la Shoah ».
Genèse de la quenelle
Dieudonné réfute ces accusations. Dans une vidéo intitulée La Quenelle pour les nuls, les proches de l’humoriste affirment que la pose n’a aucune coloration idéologique puisque Dieudonné l’aurait inventée dans un spectacle daté de 2005 en parlant d’un dauphin. « Quand il voit un homme, il se fout de notre gueule. Sa nageoire, il nous la fout jusque là », se marre Dieudonné en mimant le geste.
Mais en remontant le sketch original d’une dizaine de minutes, on se rend compte que l’humoriste aiguise déjà ses attaques contre les juifs : « Quand tu as vu la Terre promise, tu as fait quoi ? », lui demande Jacky, son régisseur. Réponse de l’intéressé : « J’ai vomi immédiatement. J’y peux rien, j’ai un problème, je suis taquin, j’aime faire chier les cons et ces derniers temps, je suis tombé sur un filon. »
http://youtu.be/tDKE7f9EVLU
Ce filon, l’ancien compère d’Elie Semoun l’exploite depuis le début des années 2000. Le tournant a sans doute lieu le 1er décembre 2003. Dieudonné est alors invité sur le plateau de l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde pour rendre un hommage surprise à Jamel Debbouze. « Dieudonné avait séché les répétitions en prétextant être bloqué à son Théâtre de la Main d’or, raconte Marc-Olivier Fogiel. Il avait dit au producteur exécutif qu’il interpréterait un sketch de Jamel mais en réalité, il a kidnappé l’antenne. » Dieudonné débarque en direct en activiste extrémiste sioniste, portant un chapeau de juif orthodoxe, des papillotes, une cagoule et un treillis militaire. A la fin de son sketch, il lève le bras et crie « IsraHeil ! » avant d’appeler les jeunes des banlieues à rejoindre « l’axe du bien, l’axe américano-sioniste, qui vous offrira beaucoup de débouchés ! » Sur le visage de Marc-Olivier Fogiel, le malaise est palpable. « Ce soir-là, Dieudonné s’est créé un nouveau public en se marginalisant et en se victimisant, estime l’animateur. Il a fait tout ça de manière très consciente et réfléchie. »
Cinq ans plus tard, en 2008, Dieudonné fait monter sur scène le négationniste Robert Faurisson sous les applaudissements nourris de Jean-Marie Le Pen, devenu le parrain de sa fille. Dans ce spectacle, l’humoriste théorise pour la première fois le geste pour se féliciter de la controverse médiatique suscitée : « En terme d’impact médiatique, j’ai fait mieux que Fourniret cette année. Pourquoi se faire chier à violer des gosses ? Il suffit de faire baptiser ton enfant (…) Tout ça, c’est grâce à Jean-Marie et il a fait ça gratos. Il m’a dit : ‘Si on peut leur glisser une quenelle, je suis avec vous. » Un an plus tard, la quenelle fera sa première apparition publique dans le cadre de la campagne du Parti antisioniste, dont Dieudonné fut avec Alain Soral (l’idéologue d’extrême droite) l’une des figures de proue aux électionseuropéennes de 2009. Cette fois-ci, l’ambiguïté n’est plus de mise.
La quenelle est devenue un business juteux
Aujourd’hui, même à l’extrême droite, la quenelle est prise avec des pincettes. Le 25 novembre dernier, la section départementale du FN dans le Morbihan a décidé de suspendre Nicolas Cougard, responsable du FNJ (Front national de la jeunesse). Motif : des vidéos postées sur son profil Facebook « faisant référence à une sorte de salut antisémite et insidieux », selon le communiqué publié sur le site du FN du Morbihan. Joint par téléphone, Jean-Paul William Félix, son secrétaire départemental, lâche : « C’est le truc de Dieudonné (…) oui, une quenelle. Il a été suspendu suite à la quenelle. » La quenelle serait donc antisémite aux yeux du FN ? On nous répond qu’il n’y a aucune consigne nationale sur le sujet. Et pour cause, Bruno Gollnisch et Jean-Marie Le Pen en ont réalisé une dans un restaurant de Strasbourg en octobre.
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Derrière son aspect idéologique, la quenelle est aussi un business juteux. En témoignent ses déclinaisons sur des T-shirts gradués ou bien encore dans des détournements du pouce Facebook (coucou le buzz). Elle se révèle tellement prolifique que ses parrains s’en disputent aujourd’hui la paternité. Dans un échange de mails publiés sur le site proche de la droite dure israélienne JSS News, Alain Soral et Noémie Montagne, compagne de Dieudonné, se querellent sur son usufruit. « Tu prétends que ma société est mal gérée et bordélique, alors que j’ai quadruplé le chiffre d’affaires en quatre ans », écrit Noémie Montagne. Soral rétorque : « Vous nous reprochez quoi ? De profiter un peu de la dynamique de la quenelle ?! Il ne manquerait plus que ça que nous n’en profitions pas à E&R (Egalité et Réconciliation, site propagandiste de l’association d’Alain Soral – ndlr), alors que nous mouillons le maillot avec vous depuis bientôt dix ans ! » Avant d’ajouter, dans un ultime aveu : « J’espère que demain il ne faudra pas aussi vous payer des droits pour être antisémite ? »
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