Truffé d’embûches, le futur de la presse écrite s’annonce incertain, mais pas lugubre, selon Laurent Joffrin, directeur de la publication de « Libération ». Hardi et résolu, il se bat contre le fléau de la gratuité, tout en rejetant un poncif : la presse n’est pas en crise existentielle.
Jeudi 30 novembre, dans le prestigieux amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, Laurent Joffrin et Valérie Jeanne-Perrier, enseignante-chercheuse au Celsa, ont été réunis par le journal étudiant Sorb’on pour discuter du futur de la presse écrite. En vue, un avenir tourmenté, sûrement vacillant et tortueux. Mais face à ce diagnostic lourd, le meneur de Libération n’est ni apeuré, ni intimididé. Au contraire, il est prêt à persévérer, confiant dans le besoin impérieux d’une information de qualité.
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“La presse n’est pas en crise culturelle”
Si beaucoup de journaux peinent à survivre, il rassure le public d’entrée de jeu : la presse ne vit pas une crise culturelle, mais “une crise des supports”, plus que paradoxale.
“L’information n’a jamais été autant diffusée et consommée, défend-il. Dans l’histoire de l’humanité, le journalisme n’a jamais été aussi omniprésent.”
Péril du support papier ne rime donc pas avec débâcle des entreprises d’information. Certaines parviennent même à gagner de l’argent et des lecteurs, comme le New York Times. Les périodiques éprouvant des difficultés à vendre leur version print peuvent néanmmoins prospérer sur la toile, en diffusant les mêmes contenus.
“Sur Internet, c’est aussi de la presse écrite, avance Laurent Joffrin, tâchant d’esquiver toute confusion entre presse écrite et presse papier. La presse écrite ne se limite pas au papier. L’écrit, c’est un contenu, pouvant avoir plusieurs supports, comme le papier. Ou le web.”
“La gratuité n’est pas un modèle, mais une impasse”
Se restreindre à la question du support masque le véritable obstacle sur lequel butent les gazettes, regrette la tête pensante de Libé :
“Le fléau de la presse, ce n’est pas Internet. C’est la gratuité.”
Autant déçu qu’amer, il estime avoir été dupé par les discours triomphalistes des années 2000, vantant les mérites de la diffusion gratuite et du partage, alors compris comme l’avenir de l’information. Peu à peu, ce paradigme s’est craquelé, emportant avec lui les journaux l’ayant adopté.
“Contrairement à ce qu’on nous a vendu, le schéma ‘plus on a de clics, plus on a d’argent’ ne marche pas, s’indigne-t-il. Ceux qui ont prêché pour la gratuité ont prêché pour le licenciement.”
Un modèle non payant repose uniquement sur la publicité. Pourtant, elle ne peut, seule, financer les journaux. “A cause de la multiplicité des supports, le prix des offres publicitaires a chuté, tandis que les géants du web, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), accaparent l’essentiel du marché, engouffrant les parts des médias“, constate le journaliste.
Les abonnements sur Internet, “la planche de salut”
Face à ce traquenard, revenir vers les fondamentaux – les lecteurs – est vital, pour échapper à la déroute, selon l’ancien dirigeant de l’Obs. “A part faire payer les lecteurs, il n’y a pas d’autres solutions. Ou sinon, nous devenons complètement dépendants d’un marché publicitaire qui tombe”.
Des journaux comme Le Monde, Le Figaro ou Le Point ont amorcé une nouvelle stratégie économique, fondée sur les abonnements numériques, moins chers. Dans ces conditions, Laurent Joffrin ambitionne de renouer un contrat moral avec le lecteur, pour le séduire, et l’amener à revenir vers les médias écrits, en s’abonnant.
Partisan d’une éthique de conviction, il présage :
“L’avenir, c’est persuader chacun que s’adresser à nous vaut le coup, pour avoir une vision du monde honnête, lisible, hiérarchisée, sans truquage ni biais douteux. Malgré une surabondance d’informations gratuites, les rédactions sont un élément démocratique décisif. »
“La survie va être très dure”
Tandis que la défiance vis-à-vis des médias prospère, il reconnaît lui-même que “la survie va être difficile”. Devant l’impératif de renouer avec un public de plus en plus infidèle, il reste déconcerté et sidéré : “A Libération, nous avons fait notre examen de conscience, pris des précautions, et nous faisons beaucoup d’efforts pour produire des articles crédibles. Malgré tout, nous sommes encore accusés de connivence avec les puissants. C’est une accusation gratuite, mais non vérifiée. Désarmés, nous avons du mal à réagir.”
Pour affronter cet avenir chancelant, l’éditorialiste rejette les “solutions artisanales” (sic) défendues par l’économiste Julia Cagé, dans son livre Sauver les médias (Seuil, 2015). Afin de renforcer l’indépendance des supports d’information, elle propose de faire financer leur capital aux lecteurs et aux salariés, au sein d’une “société de média à but non lucratif”, s’appuyant sur le financement participatif : “Nous avons déjà du mal à vendre le quotidien aux lecteurs. Il est paradoxal et illusoire d’imaginer qu’on pourrait leur vendre ses actions, qui coûtent cent fois, voire mille fois plus cher, balaie le chef de Libé. Faire reposer des grandes entreprises industrielles sur des petits donateurs est une recette de poche. Les montants qu‘ils peuvent donner n’ont rien à voir avec nos besoins financiers. Rien ne remplace le vrai financement : un vrai lecteur qui achète le journal ou s’y abonne.”
Une lueur d’espoir
Entre ces incertitudes et ces tâtonnements, la professeure Jeanne-Perrier dévoile une lueur d’espoir. Selon une étude de Publicis de 2017, 80 % des Français sondés préfèrent lire un magazine en version papier plutôt que sur un support digital, et ce chiffre s’élève à 59 % pour les journaux. A l’enseignante de supposer :
“Dans un monde saturé de connexions et tissé de rencontres avec le smartphone, si le goût du papier reste, alors des personnes ressentent encore le besoin de prendre le temps de la lecture.”
Mais cela sera-t-il suffisant pour briser le cercle vicieux des fermetures de kiosques et de la chute de la diffusion print ? Aucun des deux intervenants ne le sait.
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