Opérations judiciaires, arrestations : l’Italie mène des actions d’envergure pour éradiquer la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise. Mais quel impact peut avoir cette approche sur une organisation criminelle basée sur la famille ? Comment mettre un terme au renouvellement générationnel qui donne à la ‘Ndrangheta une force de pénétration inégalée en Italie ? La journaliste Angela Iantosca a décidé d’enquêter sur les enfants qui grandissent dans les ‘Ndrine, les structures mafieuses.
Un couteau, une clé, et un berceau. C’est le baptême réinterprété par la ‘ndrangheta, puissante mafia calabraise. Les deux objets sont placés près des mains du bébé : s’il touche le couteau, qui représente la mafia, tout va bien, il sera homme d’honneur comme sa famille. Mais gare à toucher la clé, qui symbolise la police. “Bien évidemment il s’agit d’une farce : le couteau est poussé dans les mains du bébé. Après avoir touché le couteau, mon père m’a craché dans le fion : c’est le rite, ça porte bonheur”, raconte le collaborateur de justice Antonio Zagari, cité dans Bambini a metà, i figli della ‘ndrangheta. Dans son nouveau livre, la journaliste Angela Iantosca pénètre l’univers des enfants de la ‘Ndrangheta. Un thème dont on sait très peu.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Grandir dans un environnement violent et cruel
“Des hommes de la ‘Ndrangheta nous savons tout, ou presque. Des femmes de la ‘Ndrangheta, nous savons beaucoup, plus suite à de récentes études. Mais des enfants qui grandissent dans ces familles, nous ne savons presque rien”, estime Enzo Ciconte.
L’historien se réjouit qu’un livre aborde finalement ce thème, très important dans la compréhension et la lutte contre la puissante mafia calabraise : la ‘Ndrangheta est la seule organisation mafieuse à conduction familiale.
“On s’est concentrés sur les aspects économiques, les leaders, les grandes opérations, et on a oublié qu’on ne lutte pas contre la ‘Ndrangheta comme on lutte contre les autres mafias : dans la ‘Ndrangheta, structure mafieuse et familiale se superposent. Il faut donc travailler sur les rapports humains”, explique Angela Iantosca.
Il s’agit d’abord de comprendre : le livre nous plonge donc dans le quotidien de ces enfants qui évoluent dans un univers en vase-clos, et grandissent avec des valeurs qui sont celles d’une organisation criminelle connue pour sa violence et sa cruauté. Emilio Di Giovane était le boss du clan Serraino-Di Giovane, une organisation très puissante. Il s’est échappé des prisons de Milan, Barcelone et New York avant de décider de collaborer avec la justice.
Quand il était petit, son grand-père le forçait à avaler du piment, fraichement cueilli de la plante.
“Mes yeux pleuraient, mais je devais résister pour montrer que j’étais un homme. Il me faisait aussi mélanger le sang du cochon, à Noël. J’avais quatre ans, peut-être cinq. Et je me la racontais, comme si j’étais capable de le faire, moi aussi j’étais con, avec cette mentalité, cette mentalité qui veut que tu sois viril. Le cochon hurlait, et moi je mélangeais le sang. Aujourd’hui encore j’y repense avec dégoût. Il s’agissait d’épreuves de virilité pour former les enfants à devenir des hommes d’honneur”.
Un tribunal se bat pour sauver ses enfants
Mais il existe aussi une autre histoire : celle de ces enfants qui ont eu la possibilité de s’éloigner du monde de la criminalité organisée. En Calabre, le Tribunal pour mineurs de Reggio Calabria se bat pour sauver ces enfants à travers le protocole “Liberi di scegliere” (libres de choisir) : si le contexte est dangereux, les mineurs peuvent être éloignés de leur famille. L’initiative a jusqu’à présent concerné une vingtaine d’enfants. Angela Iantosca en a rencontrés quelques-uns. Il y a Aurora, une adolescente pas comme les autres : ses parents et son frère sont en prison, sa grand-mère aux arrestations domiciliaires. A 15 ans seulement, elle est poursuivie pour association de malfaiteurs. Pour l’éloigner du contexte mafieux où elle évolue, le Tribunal lui fait quitter sa région natale. Elle habite aujourd’hui dans une famille dans le Nord de l’Italie.
Et il y a Libero, fils d’une des familles les plus importantes de la ‘Ndrangheta. A 16 ans, il ne va plus à l’école, a des mauvaises fréquentations, se bagarre. Le 7 mars 2011, il est arrêté pour un délit mineur. Son nom de famille alerte le Tribunal, qui décide de l’éloigner de la Calabre. L’adolescent passe une année en Sicile. Un séjour qui l’a changé. Aujourd’hui, il affirme vouloir être “un garçon comme les autres. Je n’ai plus qu’un seul chemin devant moi, que je suis obligé d’emprunter. L’Etat, qui avant me paraissait si éloigné, m’ouvre des perspectives. Je peux choisir ce que je ferai quand je serai grand. Quel travail je ferai, dans quelle ville je vivrai. Je peux même viser haut. Je ne sais pas si j’y arriverai, mais j’essaierai”.
« On considère trop souvent qu’un enfant de mafieux est irrécupérable »
Le protocole du Tribunal de Reggio Calabria ne jouit pourtant pas d’une bonne presse en Italie où il est régulièrement accusé de faire de la “déportation”. Il ne s’est d’ailleurs jamais transformé en loi. “Il y a une bataille culturelle à mener. On considère trop souvent qu’un enfant de mafieux est irrécupérable : il sera forcément mafieux. Et l’Etat a du mal à considérer à s’engager dans une chemin autre que la logique répressive”, regrette Enzo Ciconte. Une attitude que dénonce également Angela Iantosca. Elle pointe les moyens ridicules mis à disposition du Tribunal :
“Ils n’ont qu’une seule voiture blindée, manquent de personnel, croulent sous le travail. L’année dernière il a fallu 9 mois pour aller chercher une mineure bénéficiant du protocole à l’école : les assistants sociaux se portaient malades car ils avaient peur des représailles de la famille !”.
L’Etat ne donnerait pas non plus de garanties pour le futur de ces enfants.
“Que se passera-t-il quand ces adolescents qui ont connu la beauté et la liberté seront contraints, à 18 ans, de retourner dans leurs familles et de se plier à leurs règles ? Comment seront-ils accueillis et considérés ? Nous ne pouvons pas donner une réponse certaine, mais ce n’est pas difficile d’imaginer ce qui se passera dans leur tête. Rage, haine encore plus forte pour un Etat cruel qui leur a fait respirer pour un instant la vie avant de les enfermer à nouveau dans leurs cages”.
Bambini a metà, i figli della ‘ndrangheta de Angela Iantosca (en italien)
Editeur : Perrone
{"type":"Banniere-Basse"}