De plus en plus de marques ont recours à des robots pour la création et la confection de pièces, la gestion des stocks et des commandes, voire pour l’accueil des clients. Jusqu’où la mode va-t-elle se déshumaniser ?
En 1998, lors du finale du treizième défilé d’Alexander McQueen, deux robots projetaient de la peinture sur la robe blanche du mannequin Shalom Harlow, créant ainsi un motif original, mélange de pulvérisations jaune flash et noir. Une pièce mythique dans l’histoire de la mode. Vingt ans plus tard, en février 2018, le designer Philipp Plein inaugurait son show pendant la fashion week de New York avec le supermodel Irina Shayk donnant la main à un robot géant : l’image a fait le tour des réseaux sociaux.
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Les robots ne foulent pas seulement les podiums : ils jouent aussi les modèles en une des magazines comme l’humanoïde Sophia, qui a obtenu la nationalité saoudienne, posant en couverture du magazine britannique Stylist pour son 4ooe numéro (et donnant en prime une interview !). Des initiatives embryonnaires mais qui touchent l’ensemble de la production des vêtements. Des start-up naissent et se structurent afin de répondre à ces nouveaux enjeux, laissant augurer des développements fulgurants.
Des robots tridimensionnels pour une meilleure logistique
“La robotisation dans la mode concerne trois domaines essentiels : les questions de fabrication et de production des pièces avec une accélération des processus via une automatisation ; les questions de logistique pour optimiser les préparations de commande en entrepôt et rationaliser la gestion des stocks ; enfin, les systèmes de prévision des ventes, réalisés en brassant des flux de datas internes et externes à l’entreprise avec des robots virtuels, des agents logiciels automatiques ou semi-automatiques”, résume Paul Mouginot, cofondateur de Daco, start-up qui mêle mode et intelligence artificielle, finaliste 2018 du prix de l’innovation de l’ANDAM.
On peut citer l’exemple de la startup française Exotec Solutions qui développe des robots tridimensionnels permettant une meilleure productivité dans les dépôts logistiques de commande ou encore les machines Sewbot, créées par la société américaine SoftWear Automation : des robots tisseurs capables de fabriquer des vêtements de A à Z. Ainsi, le groupe chinois Tianyuan Garments (qui fournit Adidas ou Reebok) a ouvert l’an dernier une usine dans l’Arkansas, abritant une armée de robots Sewbots capables de fabriquer 800 000 T-shirts par jour.
“Derrière toutes ces questions se cachent des enjeux en matière de développement durable : moins d’invendus, de destruction de vêtements et une diminution des coûts de transport avec un déplacement des lieux de production”, poursuit Paul Mouginot. Avis corroboré par Maxime Coupez, associé chez Fabernovel, agence d’innovation spécialisée dans la transformation numérique.
“Le gros enjeu de la robotisation dans la mode, c’est la production à la demande, c’est-à-dire une production uniquement réalisée lorsqu’une commande est confirmée, permettant une réduction des stocks et du délai entre la confection d’un vêtement et sa production. Cela offre aux clients plus de possibilités pour personnaliser les produits”, indique-t-il.
De la confection à la demande en circuit court
Par exemple, Tekyn, entreprise française, incubée dans l’accélérateur d’entreprises Plug and Play des Galeries Lafayette, permet le développement de la confection textile à la demande en circuit court (72 heures), en connectant tisseurs, ateliers de confection et marques. Ce modèle de production intéresse en ce moment de nombreuses marques de fast fashion.
C’est aussi toute la stratégie d’Amazon qui prévoit la production à la demande de chacun des produits commandés. Autre fait d’importance, le géant de l’e-commerce développe désormais ses propres marques (Find pour le casual ou Truth & Fable pour les robes du soir) qui font concurrence aux enseignes distribuées sur son site. La fusion mode/robots est-elle pour autant consommée ?
“Pour l’instant, les robots ne sont capables que de créer des formes basiques comme des T-shirts et ont des difficultés à manipuler des matières aussi souples que les tissus. Dans la mode, les robots sont encore au stade embryonnaire, on est loin de la robotisation du secteur de l’automobile par exemple”, tempère Noémie Balmat, fondatrice de Futur404, un think tank qui s’intéresse au futur de la mode par l’innovation.
Mais la robotisation ne s’arrête pas à la production, touchant aussi le retail et la relation client. Ainsi, des robots peuvent accueillir les clients en boutique mais ils sont rares car leur coût est encore très élevé et les chatbots, agents conversationnels dotés d’intelligence artificielle, sont capables de discuter avec leurs utilisateurs. Citons l’exemple d’Hello Alix, assistant de shopping virtuel spécialisé dans la mode masculine, créé par deux Français. Quant à Burberry et Dior, elles possèdent déjà leur propre chatbot.
Des robots qui recréent toutes les morphologies
Dans un autre registre, l’entreprise française Euveka est spécialisée dans les Stockman robots, ces bustes de mannequins utilisés par les modélistes. Elle développe des mannequins évolutifs, made in France, permettant de recréer les morphologies féminines des tailles 36 à 46 et les évolutions du corps. Elle a pour client Etam et des maisons de luxe, notamment pour la haute couture.
Elle va créer au total quatre-vingts robots cette année (loués 3000 euros pièce par mois) et emploiera l’an prochain une centaine de personnes. “Notre robot permet de passer de Kate Moss à Kim Kardashian en un clin d’œil. Il est très utile à la mise au point des prototypes, pour les commandes spéciales des VIP et pour la normalisation des modèles dans les ateliers et chez les façonniers, souligne la présidente et fondatrice,
Audrey-Laure Bergenthal. On vient dégager les modélistes et les façonniers de tâches chronophages, leur travail d’étalonnage est ainsi immédiatement validé. Notre vision est de mêler respect de l’artisanat et technologie”, analyse-t-elle. Si la robotisation est en marche, toutes les marques n’ont pas pour autant intérêt à l’intégrer dans leur chaîne de valeurs.
“Demain, on saura créer et produire à partir d’un modèle de marque totalement automatisé du début à la fin, avec un mélange d’algorithmes, d’intelligence artificielle et de robotique. Ce n’est qu’une question de temps. Mais toutes les marques de mode doivent-elles développer un tel modèle ?” s’interroge Paul Mouginot.
Les robots humanoïdes cristallisent les craintes les plus fortes
Tout dépend du positionnement de la marque en matière de créativité. “Plus une marque est créative, à la pointe des tendances, plus elle prend de risques en créant de nouvelles formes de produits ou de nouvelles manières de fonctionner, plus elle aura besoin d’intelligence humaine ! La mode n’est pas qu’une question de technique mais aussi de poésie et de sensualité”, souligne ce dernier.
C’est aussi l’avis de Noémie Balmat : “C’est très important de ne pas croire qu’il va y avoir une uniformisation des modèles de marque et une robotisation généralisée des processus : chaque marque va créer son propre schéma.” Dans le luxe, rien ne remplacera le travail de la main.
Cette robotisation entraîne aussi des questions sur la place du travail dans nos sociétés. Les robots humanoïdes cristallisent les craintes les plus fortes : quand le Vogue américain a fait poser le robot Erica dans ses pages, il a suscité un vent de critiques sur les réseaux sociaux. “La technologie est neutre, tout dépend de ce que l’on en fait !”, assure Noémie Balmat.
“Cela soulève des questions liées aux destructions d’emplois, avec une main d’œuvre remplacée par des robots. Il faut anticiper ces réflexions, en faire un vrai débat de société car les changements sont déjà en cours.” Avec à la clé de gros enjeux en matière de formation.
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