Notre rédacteur en chef Jean-Marc Lalanne vit à quelques mètres du café Bonne Bière, où s’est déroulée une des tueries. Ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu.
Quand les détonations ont retenti juste en dessous de mes fenêtres, vers 21 h 30, rue du Faubourg-du-Temple, il nous fut impossible de reconnaître des coups de feu. Le fracas a duré pourtant quelques minutes, on s’est demandé de quoi il s’agissait (pot d’échappement, pétards ?), l’un de nous a bien dit : “J’espère que c’est pas des coups de feu” – hypothèse aussitôt balayée par une blague.
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Car pour quiconque ne connaît du son d’une rafale de mitraillette que sa représentation cinématographique, la détonation était impossible à identifier. Beaucoup plus sourde, beaucoup plus mate, infiniment moins spectaculaire que les gerbes sonores déployées par tous les actionners hollywoodiens.
Pendant que nous continuions à dîner, mon amie Emily descendait, elle, la rue du Faubourg-du-Temple pour se rendre chez moi. Lorsque dans son trajet elle fut interrompue par des passants affolés qui remontaient la rue en courant, l’enjoignant à faire demi-tour fissa parce qu’une fusillade avait éclaté face au McDo de la rue du Faubourg-du-Temple.
Deux hommes jeunes gisaient sur le trottoir
C’est donc parce qu’Emily m’a appelé, inquiète, pour m’informer qu’elle ne parvenait pas à atteindre mon immeuble, que j’ai regardé par la fenêtre ce qu’il se passait dans la rue. Oui, en effet, il y avait eu une fusillade. Sur un flanc de la Bonne Bière, café dont la terrasse fait l’angle de la rue du Faubourg-du-Temple et de la rue de la Fontaine-au-Roi, deux hommes jeunes gisaient sur le trottoir. Leurs torses étaient nus car on avait enlevé leurs vêtements pour inspecter leurs blessures. Du sang s’écoulait encore de leurs corps inanimés.
Autour d’eux, des verres en éclats sur des tables pas toutes renversées, une première ambulance, des escouades de policiers découpant un tronçon de la rue qu’aucun civil ne pouvait plus traverser. A l’arrière du bar, quelques dizaines de clients s’étaient entassés dans un état paroxystique d’apeurement et d’effroi.
D’abord, les pompiers ont tiré par le bras les deux jeunes hommes morts jusqu’à une civière, tandis que leur sang formait désormais une traînée lie-de-vin. Les clients blessés, harnachés sur des brancards, ont été ensuite transportés jusqu’aux ambulances, en nombre croissant autour du bar. Une jeune femme étendue hurlait sans discontinuer pendant qu’on la transportait.
Un silence jamais ouï dans cette rue d’ordinaire si bruyante
Enfin, la dizaine de blessés évacués, les autres rescapés, réfugiés valides au fond du bar, ont été peu à peu exfiltrés, déjà plusieurs heures après la fusillade, tandis que sur les chaînes d’info en continu de mon téléviseur était répété en boucle que les assauts continuaient, que les attaquants étaient toujours en fuite. Il était près de deux heures du matin lorsque la Bonne Bière, vidée de ses occupants, a éteint ses feux, tandis que tout autour de sa terrasse, la police montait encore la garde.
Mais entre 4 heures et 5 heures du matin, alors que tous les appartements de la rue étaient éteints, que seuls quelques insomniaques fixaient encore la scène du crime depuis leurs logements dans le noir, la Bonne Bière s’est entièrement rallumée. Désormais, des hommes en tenue de cosmonautes inspectaient le lieu en ratissant tous les indices. Leur capacité motrice rendue difficile par leur appareillage, ils avançaient au ralenti et, du cauchemar hyperréaliste qui venait de se dérouler, cette étrange scénographie était comme le prolongement onirique et lunaire.
Au petit jour, la Bonne Bière était à nouveau éteinte, et cette fois barricadée – tous les portails baissés, les tables et les chaises rentrées. La rue du Faubourg-du-Temple n’était pas redevenue pour autant une artère passante : le blocus n’étais pas levé, elle n’était toujours occupée que par des hommes en uniforme. Un silence jamais ouï dans cette rue d’ordinaire si bruyante n’en finissait pas de faire résonner la gravité et le chagrin qui s’étaient désormais abattus sur la France.
Le pavé maculé de larges taches de sang séché
Le dernier rituel avant que la vie ne traverse à nouveau cet espace sous cloche fut l’arrivée, un peu avant midi, de trois camionnettes des services parisiens de nettoyage. Dans leur combinaison baggy verte et blanche, ils ont méticuleusement balayé les trottoirs, déroulé des lances et inondé à grands jets le pavé maculé de larges taches de sang séché.
A l’endroit où, douze heures plus tôt, un jeune homme inerte était tiré par les bras, le sang résistait à la pression pourtant très forte du jet. Un autre employé a alors secouru le premier avec un manche à raclette et a gratté le sol de l’extrémité de son outil. Lentement, le sang incrusté se décollait du sol de Paris.
Vers 13 h 30, les policiers ont défait les bandelettes rouges qui, attachées d’un bout à l’autre de toutes les rues au croisement desquelles se trouve la Bonne Bière, délimitaient les contours de la scène de crime. En quelques secondes, le silence de plomb s’est percé d’une rumeur encore embryonnaire. Peu à peu, la vie se reformait rue du Faubourg-du-Temple. A droite un vélo, à gauche quelques passants, à l’horizon de Bellevile, une première voiture…
Et puis très vite, l’afflux est inhabituel. Des dizaines de passants s’arrêtent devant la Bonne Bière, s’y recueillent. Bientôt, certains apportent des fleurs, allument des bougies. Il devient à nouveau difficile de tracer son chemin pour rejoindre le boulevard Richard-Lenoir car la foule est désormais compacte. La scène de crime est devenue lieu de culte. Et peut-être pour protéger ou pour surveiller cette coagulation humaine endeuillée, des cars de police sont revenus aux abords de la rue. Il va falloir provisoirement apprendre à vivre avec.
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