Du fooding-dressing mondain Oursin au concept store XXL tokyoïte de Vuitton, “l’expérience” est indéniablement la nouvelle condition sine qua non de la consommation. Coup d’œil sur ce prérequis du divertissement qui inonde tous les marchés.
“L’entertainment est au cœur du nouveau format retail, on appelle ça du retailtainment !”, s’exclame Clara Cornet, directrice Création et Achats aux Galeries Lafayette. Comme pour mieux parler à un consommateur-citoyen noyé dans la masse de communications des marques, celles-ci misent tout sur “l’expérience”, sorte de divertissement pour adultes. Une mouvance qui a son propre jargon : le retailtainment est une transformation des grands magasins en des lieux où les loisirs pèsent autant, sinon plus, que le commerce en soi. Pas étonnant lorsque l’on sait que 70 % des achats de demain se feront encore dans les points de vente physiques, et que 65 % des Français déclarent vouloir mêler loisirs et activités de shopping.
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En France, Simon Porte Jacquemus et ses restaurants mi-food mi-mode mi-mondains, nichés au cœur des Galeries Lafayette, en font la démonstration. Avec Citron, une collaboration Caviar Kaspia dévoilée en début d’année par le créateur – “le nouvel hot spot food de l’année 2019”, selon Vogue – mais aussi avec Oursin, inauguré il y a quelques jours dans une ambiance toujours plus méditerranéenne, le retail se réinvente. “Avec la facilité de l’achat en ligne, qu’est-ce qui m’amène en point de vente physique, si ce n’est l’expérience ?”, interroge Clara Cornet.
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Amie depuis les années lycée de Simon Porte Jacquemus, Jeanne Damas, créatrice de Rouje et figure ultra-marketée de « la Parisienne », a elle aussi inauguré sa boutique-restaurant. Et si ces nouveaux espaces infusent la capitale française, la tendance est partout. Virgil Abloh, tête créative de Louis Vuitton, redonne du sens au mot démesure en imaginant un espace éphémère de 1 300 m2 en plein cœur d’un Tokyo grouillant de modeux assoiffés de luxe et d’inédit. L’idée ici : mêler les produits de mode à des installations artistiques composées de silhouettes et de livres éléphantesques, rappelant la grandeur de l’empire Vuitton et les inspirations du créateur dans la conception de sa collection. Pour couronner le tout, une fresque holographique gigantesque représentant cette même œuvre artistique a été érigée sur la façade du flagship de la marque, à New York.
L’expérience d’achat face à un monde 3.0
A l’origine de ces nouvelles techniques commerciales : le digital et son lot de technologies toujours plus divertissantes, mêlées à l’hyperconsommation, ultime carte posée sur la table d’un ultracapitalisme mondialisé. “On n’achète plus pour se montrer, mais pour vivre une expérience d’achat, confirme le philosophe Gilles Lipovetsky. C’est cet effondrement de l’impératif distinctif propulsé par la légitimation de l’hédonisme que des expériences plus individuelles prennent place.” Partout, et pour tous, l’expérience d’achat fait loi.
“Aujourd’hui, les aspirations – à ne pas confondre avec la réalité économique – sont semblables. Les distinctions dans les signes de consommation sont devenues quasiment invisibles. L’aspiration à la consommation, à la mode, aux divertissements, qui ont longtemps été des privilèges de classe, ne le sont plus.” De l’Iphone aux dernières sneakers Chanel en passant par le panier bio, l’aspiration matérielle se généralise. “Aujourd’hui, la phase d’équipement est terminée. Bagnole, frigo, écran, tout le monde y a accès. On veut quelque chose de plus singulier”, poursuit Lipovestky, auteur récemment de l’ouvrage Plaire et toucher. Essai sur la société de séduction (éd. Gallimard, 2017).
L’expérience serait donc la pure traduction de l’individualisation du rapport à la consommation, une manière de se distinguer du commun des mortels et de donner du sens, à l’opposé d’une consommation de masse statutaire et obsolète. En effet, si la consommation a longtemps fait figure de marqueur social, le tout dans une logique de distinction telle que théorisée par Jean Baudrillard dans La société de consommation, en 1970, les aspirations évoluent à mesure que la dynamique du capitalisme promeut un individualisme forcené. On veut quelque chose en phase avec des aspirations personnelles, et qui nous correspondent.
De la distinction à l’hédonisme
L’hédonisme en 2019, c’est donc mêler shopping et restauration, culture et innovation : marier l’émotionnel au matériel, le personnel au collectif. Au Canada, le succès du concept mêlant voyage gustatif et visuel de Dinner With a View ou encore l’expérience culinaire immersive de Kraken Rum en Angleterre donnent des palpitations. Pour raconter de manière insolite les origines natales de son rhum, la marque plonge les convives en pleine simulation de tempête caribéenne. Au programme : vent, tonnerre, 1 000 litres de pluie qui tombent du plafond chaque minute, un menu aux couleurs aussi colériques que le temps et, tout de même, des cocktails assortis.
Moins chic mais tout aussi typique de la nouvelle marche à suivre, en connectant ses magasins à une ribambelle de technologies data centrées, Sephora se veut ambassadrice du « phygital« . Des plans interactifs pour mieux guider sa clientèle aux Beauty Walls permettant selfies et choix des musiques du magasin en passant par un distributeur à testeurs de parfums personnalisé en fonction des préférences de chacun, tout est pensé pour divertir et pousser à l’achat. Enfin, à New York, le succès des pop-up store créatifs de Kellogg’s, qui proposent des bars à céréales à l’ambiance comme à la maison, mais en mieux, donne du divertissement au petit-déjeuner et confirme l’engouement mondial.
Côté culture, l’exigence expérientielle se généralise aussi et en appelle à la pluridisciplinarité. Les projets, expositions, rencontres d’art et autres performances pullulent et séduisent publics amateurs comme convertis. Jessica Angel, architecte de formation et fondatrice du collectif et festival Feÿ Arts – « un laboratoire d’expérimentation artistique » dont la 2ème édition bourguignonne vient de s’achever – nous donne son avis sur ce virage stratégique qui inonde le business de l’art : “La diminution du temps d’attention du spectateur semble nous pousser à trouver dans l’art quelque chose qui marque ou qui submerge. Mais, d’un autre côté, cette idée d’expérience à tout coût induit souvent un rapport de consommation passif à l’œuvre.” Pour sauter la case de l’opportunisme flagrant et vide de sens, il faut s’armer de talents, de capital humain, et de convictions.
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