Mediapart a publié la retranscription d’échanges téléphoniques datant de fin 2013, entre l’ancien ministre Brice Hortefeux et le journaliste Jean-Pierre Elkabbach. Une belle illustration de la notion de connivence.
En 2013, Brice Hortefeux est placé sur écoutes judiciaires dans le cadre de l’affaire libyenne (sur le présumé financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007). Durant cette période, il a cinq appels avec le journaliste Jean-Pierre Elkabbach, qui travaille à Europe 1 à l’époque, pour préparer deux émissions, les 6 novembre et 16 décembre. Les policiers qui ont exhumé ces conservations dans le cadre de l’enquête – dont des extraits ont été publiés par Mediapart le 25 février – ont mis au jour des pratiques qui questionnent la déontologie journalistique.
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“Il faut que tu sois l’antiraciste par excellence”
On découvre ainsi que les deux acolytes convenaient ensemble des détails des entretiens à venir. Et qu’il n’y avait donc aucune surprise pour le ministre : non seulement Jean-Pierre Elkabbach prévenait son invité des questions qu’il allait lui poser, mais il le conseillait aussi précisément sur ses propres réponses. La phrase la plus symptomatique de cette relation anormale a été isolée par Mediapart. Jean-Pierre Elkabbach lance alors à Brice Hortefeux : “Il faut que tu sois l’antiraciste par excellence. Même si tu penses le contraire.” Le journaliste se transforme ainsi littéralement en spin doctor. Pour rappel, en 2009, une phrase de Brice Hortefeux, prononcée après avoir posé avec un jeune militant UMP d’origine maghrébine, avait suscité la polémique : “Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes”…
Elkabbach, en véritable coach d’image, va jusqu’à suggérer à un moment à Hortefeux :
« Il faut que tu sois l’anti-raciste par excellence. Même si tu penses le contraire. »https://t.co/S6SlZug6CG— Marine Turchi (@marineturchi) February 25, 2020
Si Mediapart publie ces verbatims, c’est justement pour dévoiler ces pratiques qui remettent en cause la crédibilité de l’information, de manière totalement contraire à l’intérêt des citoyens. Dans l’un de ces échanges, Jean-Pierre Elkabbach dit ainsi : “Tu vois, je te dis des trucs, prends mes notes. Tu les transformes à ta manière.” Il va même jusqu’à conseiller Brice Hortefeux sur la manière de s’en prendre à son adversaire politique, François Hollande – ce qui relève pourtant plutôt du rôle d’un conseiller en communication : “Si tu tapes un peu sur lui, tu peux dire qu’il est lui-même désorienté.” Contacté par Mediapart, Elkabbach justifie cette connivence par la “peur terrible de la presse” de Brice Hortefeux. Il ajoute : “Je l’ai peut-être aidé à formuler ce qu’il voulait dire. Ce n’est pas un grand improvisateur. Souvent, il lit ses notes et c’est incompréhensible.” Brice Hortefeux, quant à lui, déclare : “La connaissance [d’un journaliste – ndlr] n’est pas la complaisance. Au contraire, c’est l’exigence. Quand on ne prépare pas, il y a de la langue de bois.”
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“Le sujet qu’il faut monter, toi, c’est les 10 000 régularisations”
Mais ce qui choque le plus le sens commun dans ces échanges, c’est la manière dont tout est mis en œuvre à l’avance pour servir un but prédéfini par le journaliste, sans égard pour les problèmes de fond abordés. En l’occurrence, il s’agit de dénoncer les régularisations de sans-papiers, pour faire le buzz. “Je peux te dire… Le sujet qu’il faut monter, toi, c’est les 10 000 régularisations, parce que ça peut partir dans la journée, lance ainsi Elkabbach. On peut s’arranger pour… Si tu me définis bien ce que ça veut dire, si c’est du laxisme, pas du laxisme, si le résultat de leur assouplissement, et que 10 000 en 2013, au rythme où ça va, il y en aura deux fois plus l’année prochaine, je sais pas moi, tu vois ? Tu peux le monter. Si ça vaut la peine. Qu’est-ce que tu en penses ?”
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On constate ainsi la capacité inquiétante de l’intervieweur à dicter un agenda politico-médiatique, puisqu’il insiste : “Faut pas le noyer [le sujet, ndlr]. Faut pas le noyer. Voilà moi ce qui m’intéresse. Bon un truc ou deux de démarrage. Toi tu me dis l’impatience, tu verras, moi je te dis à la première question, pour te mettre en rigolade, et en forme […] Ensuite, il n’y a pas d’opposition, c’est la vacance totale de l’opposition. Un mot. Et après dans ce climat d’incertitude et de rébellion localisée, qu’est-ce que tu demandes au président de la République ? Pour te faire faire tout de suite la tirade sur le président. Qu’est-ce que tu en penses ?”
Un peu plus tard, Jean-Pierre Elkabbach fournit encore une punchline de sa propre fabrication à Brice Hortefeux : “Tu peux dire ‘il [Hollande, ndlr] avait promis une France apaisée, il nous la divise en morceaux’. Non ? Bon, tu regardes.” Il est loin, le temps où le même Jean-Pierre Elkabbach posait une question qui avait décontenancé Georges Marchais, sur la loyauté de François Mitterrand à l’égard du PCF… C’était en 1977.
18 mai 1977 : le long silence éloquent de Georges Marchais en réponse à la question de @JP_Elkabbach sur la loyauté de François Mitterrand#RembobINA "Cartes sur Table" présenté par Patrick Cohen avec @AlainDuhamel
Dimanche à 21h sur LCP/LCP.FR Cc @AgnesChauveau @Ina_audiovisuel pic.twitter.com/ojaRXWyl24— LCP (@LCP) February 21, 2020
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