Etrange cohabitation quai d’Austerlitz, où des migrants ont trouvé refuge sous la Cité de la mode, haut lieu de la fête parisienne. Rencontre.
Le contraste est brutal. A Paris, vers 1 heure du matin, au premier étage de la Cité de la mode, sur la terrasse du Wanderlust, une centaine de jeunes, mèche au vent et pinte en main, dînent, draguent et dansent. En contrebas, des dizaines de tentes agglutinées. Assis devant leurs Quechua, plusieurs migrants, la plupart âgés de 20 à 30 ans, attendent, le regard rivé vers la Seine, pour dormir.
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“Saturday is a shit day” (“le samedi, c’est un jour de merde”), lance Adam, 27 ans, un Tchadien arrivé à Paris il y a trois mois. “Du jeudi au dimanche, la musique s’arrête à 6 heures. Alors, on s’est habitués à dormir de 7 à 9 heures”, explique-t-il, le sourire triste et la voix fatiguée. “Eux, les Parisiens, je comprends qu’ils s’amusent. Le problème c’est que lorsqu’ils sont trop ivres, ils ne nous voient même plus. Ils jettent leurs mégots et leurs gobelets sur nos tentes”, dit-il, ahuri.
Soupe populaire et bières à six euros
En surplomb, Dimitri, 19 ans, étudiant en cinéma, observe les tentes, l’air tout aussi hébété, voire éméché : “J’ai l’impression d’être en pleine dystopie. En bas : les migrants, en mode soupe populaire. En haut : nous, qui buvons des bières à six euros.”
A la sortie de l’établissement, Julien, 25 ans, commercial, et Alex, 27 ans, “chauffeur Uber et donc chômeur Uber”, décryptent la situation, cash : “Dormir dans des tentes de merde pendant que des connards bourrés comme nous sont en train de se pécho et de faire la teuf juste au-dessus, ce n’est pas tenable.”
Ils ont fui dictature, guerre et famine
Alors que les Vingt-Huit échouent à s’accorder sur un plan européen pour l’accueil de moins de 100 000 demandeurs d’asile et réfugiés, à Paris ce sont 150 à 200 migrants qui campent depuis plusieurs mois du côté des Docks, entre la gare d’Austerlitz et le ministère de l’Economie.
Ils ont fui dictature, guerre ou famine et racontent leur épopée mortifère : le passage de la frontière libyenne, les mois à travailler au noir à Tripoli ou les semaines passées enfermés et torturés dans des geôles, la traversée effroyable de la Méditerranée entassés dans des embarcations de fortune, la remontée de l’Italie jusqu’à Vintimille et le passage clandestin de la frontière jusqu’à Nice.
Péniches electro et discussions avinées
A Paris, après plusieurs années de voyage, les plus chanceux ont un duvet et se partagent une toile de tente. Les autres dorment à la belle étoile, le visage à même le sol, “bercés” par l’electro des péniches à quai et les discussions des étudiants avinés. La journée, ils ont un répit, mais l’ennui est mortel.
Ousmane, 25 ans, soudanais, arrivé il y a trois mois après cinq années en Libye, passe ses après-midi assis seul au bord des quais. “Je n’ai rien, et je ne sais pas tellement où aller, alors je reste là. Chaque jour, je regarde la Seine toute la journée, puis je rentre me coucher.” Dans un anglais parfait, il ajoute : “Mon pays est en guerre. Il faut que vous compreniez cela, ici, en France.”
A quelques mètres, la police veille
Contrairement à la plupart des migrants du quai d’Austerlitz, qui ont demandé protection à la France et demeurent en attente d’une réponse de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), Ibrahim, 18 ans, soudanais lui aussi, prépare son voyage vers l’Angleterre. Sous un soleil de plomb, il lit le Coran au bord de l’eau.
A quelques mètres, des policiers veillent, nuit et jour. Ibrahim les regarde avec bienveillance : “La police est fantastique. Il faut que vous l’aimiez, c’est la sécurité de votre pays.” Pour les policiers aussi, la cohabitation est facile, et l’ennui, pesant. L’un d’eux confie : “On nous a demandé d’être là, on fait notre job. Mais ces gars sont pépères. Ils sont très respectueux. Ce sont juste des humains qui font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir.”
Des migrants en sursis
Si leur expulsion imminente a été annoncée début juin par le préfet après la plainte déposée en octobre “pour raisons sanitaires” par Ports de Paris, “à ce jour, aucune date n’est prévue pour l’évacuation des lieux”, assure Dominique Versini, adjointe à la maire de Paris en charge du social.
Au cabinet du ministère de l’Intérieur, on rappelle que “la politique du gouvernement est de procéder à l’évacuation systématique des campements illicites, qui présentent des risques pour ceux qui les occupent. Mais la décision appartient au préfet”. Pour le moment, les migrants d’Austerlitz bénéficient de l’éveil des consciences suscité par les récents démantèlements de La Chapelle.
Cours de français improvisés
Depuis deux semaines, associations et bénévoles se relaient pour apporter nourriture, vêtements, soutien logistique et administratif. Monsieur Philippe, la soixantaine, “simplement de passage”, glisse un billet de 100 euros dans la main de Souleymane pour “que cet argent serve au mieux, à tous”, et promet de revenir avec un gros sac de chaussures.
Evelyne, 54 ans, secrétaire médicale, traverse Paris chaque matin pour apporter du café aux migrants, croisés il y a quelques jours. Camille, 23 ans, professeur de français au collège, vient chaque soir, de 18 à 20 heures, improviser des cours.
« Les jeunes pissants à deux pas de leurs tentes », Nabil, bénévole
Les soutiens affluent, mais pour Evelyne, “d’Anne Hidalgo, du gouvernement ou du préfet de Paris, je ne sais pas qui a le pouvoir d’aider ces personnes, mais il serait temps qu’ils se réveillent et agissent”… Une colère partagée par Patrice, ancien haut fonctionnaire au ministère du Logement.
“En attendant mieux, il faut assurer des conditions de vie dignes. La Mairie de Paris refuse de leur installer des toilettes, au motif qu’elles constitueraient un appel d’air. C’est une honte.” “Sous le Wanderlust, c’est pire, les jeunes pissent à deux pas de leurs tentes”, ajoute Nabil, un bénévole.
Des sanisettes annoncées pour bientôt
Venue sur place, Dominique Versini a demandé que “des sanisettes soient installées dès le week-end”. Elle salue les 11 000 places d’hébergement annoncées par le gouvernement mais souligne que “parce que ces personnes viennent de zones extrêmement dangereuses comme l’Erythrée et le Soudan, l’ensemble des acteurs ont pour seul objectif de leur expliquer que la France peut être un pays d’asile”. “Et L’Ofii et l’Ofpra, font des efforts considérables pour raccourcir les délais administratifs.”
En attendant, Henry, soudanais de 40 ans, sans nouvelles de son dossier depuis plus d’un an, monte la garde devant sa tente qu’il surnomme son “petit hôtel”. Au casque, il écoute Mariah Carey en boucle : “J’ai quitté ma femme et mes filles en 2012. Cette musique, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour réussir à ne pas oublier leur visage…”
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