Affaires Nordahl Lelandais, Jonathann Daval, Jawad Bendaoud : les faits divers nourrissent les journaux et les médias, habitent malgré nous nos quotidiens. La chroniqueuse judiciaire Ondine Millot nous livre dans son dernier ouvrage « Les monstres n’existent pas » (Stock), une plongée dans la vie de Dominique Cottrez, mère infanticide. Loin du sensationnalisme, la journalisme nous emmène au-delà du fait divers et livre une enquête au cœur des mécanismes de la violence. Entretien.
C’est une plongée dans une affaire hors norme : celle de vies banales bouleversées par la révélation des crimes d’une mère néonaticide. Dominique Cottrez avoue en 2010, suite à la découverte de deux cadavres, avoir tué huit de ses bébés, entre 1989 et 2000. Chaque fois, elle a caché ses grossesses, accouché seule, et étouffé les nouveau-nés, qu’elle a gardés des années à côté de son lit. « Le plus important infanticide jamais découvert » et son « monstre » font la une des médias.
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Ondine Millot rencontre Dominique Cottrez en 2015. Chose rare, l’aide soignante à domicile accepte de se confier à la chroniqueuse judiciaire, un lent et douloureux dévoilement qui permet de mieux comprendre le parcours des femmes néonaticides. Cette plongée dans la vie de Dominique Cottrez rappelle, dans un tout autre genre, le subtil documentaire d’Eric Caravaca, Carré 35, sur la manière lente et attentive de faire émerger la vérité des méandres d’une mémoire qui l’a rejetée à ses confins pour ne pas sombrer. Ondine Millot, seize ans au journal Libération, cite cette phrase de Marguerite Duras qui guide son geste de chroniqueuse judiciaire : “Plus c’est personnel, plus tu touches à l’universel.” Elle nous parle de son livre, du traitement des faits divers actuels et de l’irruption de Twitter dans les affaires judiciaires. Entretien.
Vous avez travaillé plus de quinze ans à Libération comme chroniqueuse judiciaire. Pourquoi consacrer un livre à l’affaire Dominique Cottrez ?
Ondine Millot – Cette affaire me donnait l’occasion de travailler auprès d’une personne auteure de crimes sur des enfants. La maltraitance des enfants mobilise encore peu par rapport à d’autres formes de violences. Pourtant elle représente une part importante des affaires traitées par la justice pénale, toutes ces histoires où l’enfant est un objet instrumentalisé par les adultes, depuis l’enfant utilisé par ses parents dans le cadre d’un divorce jusqu’à l’enfant bouc-émissaire qui meurt sous les coups.
Pour comprendre ce qui arrive à ces enfants, il faut aller du côté des auteurs. L’histoire de la victime n’explique pas ce qui s’est passé, contrairement à celle de l’auteur. Dominique Cottrez veut ses enfants rien que pour elle : elle ne les donne ni à son mari maltraitant, ni à sa famille maltraitante. Elle rejoue aussi le statut d’enfant objet qu’elle a elle-même subi petite. Dominique Cottrez a accepté de me parler de la manière dont elle a répercuté cette violence sur ses nouveau-nés. J’ai eu à cœur d’identifier les moments où elle aurait pu être aidée. C’est aussi cela s’intéresser aux auteurs : œuvrer un peu à la prévention. Il y a dans son parcours de nombreux points communs avec d’autres affaires de néonaticides.
“Je ne me suis pas sentie très différente de Dominique Cottrez”
Les affaires qui impliquent des mères meurtrières ont toujours défrayé la chronique. Ces mères sont souvent dépeintes comme des monstres. Est-ce pour démonter ce cliché que vous avez intitulé votre livre Les monstres n’existent pas ?
Lorsque Dominique Cottrez commet ses crimes, les gros titres la qualifient de « monstre ». Dans un premier temps, je suis choquée comme tout le monde. Ensuite, je la rencontre et me rends compte que ses actes sont le produit d’une histoire de violence qui commence au berceau et s’accumule pour donner l’acte monstrueux. Se contenter de la qualifier de monstre est un constat d’échec pour la société car, si c’est un monstre, on n’y peut rien changer. Ce qualificatif sert d’épouvantail, à se rassurer, cela n’arrive qu’aux autres. Or c’est faux : cela arrive dans tous les milieux. Véronique Courjault venait d’un milieu aisé, Dominique Cottrez est une aide soignante subtile et intelligente. Je ne me suis pas sentie très différente de Dominique et je ne suis pas plus empathique ou altruiste que la moyenne des gens.
Dans votre livre, vous expliquez que vous êtes devenues amies. Pourquoi avez-vous décidé d’être transparente sur ce point ?
C’est important de dire où l’on se place pour donner toute sa liberté au lecteur. A force de nous rencontrer et d’essayer de nous comprendre, la vie a tissé entre nous un lien amical. Cela aurait été difficile de lui demander de se confier à moi – c’est une femme qui se livre difficilement – sans une forme de réciprocité. Sinon, j’aurais eu l’impression de la regarder d’en haut, de considérer que je suis du bon côté, alors que, encore une fois, je ne me sens pas si différente. J’aurais trouvé ça cruel d’être à distance. Le fait d’être son amie me permet aussi de la critiquer plus facilement. Je ne minimise ni n’excuse ses actes par ce qu’elle a subi : je les explique, ce n’est pas pareil.
Le fait divers est une matière d’édition prisée et récompensée : le livre d’Ivan Jablonka, Laëtitia ou la Fin des hommes (Seuil), a reçu le prix Médicis en 2016. Que pensez-vous de cet engouement ?
Ça a toujours été le cas. Balzac, Zola, Kessel. Je dirais plutôt qu’avant la séquence actuelle, il y a eu une petite phase où le genre était déconsidéré. Personne ne dira que De sang-froid de Truman Capote n’est pas un bon livre. La référence française reste L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Les gens apprécient ces moments où tout bascule : il y a la fascination du danger, du mal, ce premier degré rassurant sur son existence ; et il y aussi l’envie d’essayer de comprendre ces existences, ce qu’elles peuvent révéler de la société, la manière dont la violence se répercute parfois d’une génération à l’autre. Ivan Jablonka retrace la vie de violences subies et de victime de Laëtitia. Mais retracer la vie de Tony Meilhon, son assassin, est aussi intéressant. D’année en année, la violence monte d’un échelon sans aucune réponse, ni de sa mère ni des éducateurs des foyers. Il finit par s’enfermer dans la seule identité où il trouve sa place : celle du méchant.
“Pour certaines personnes maltraitées, devenir les acteurs de leur destruction est un moyen d’essayer de s’en sortir”
Dans votre livre, vous décrivez la dynamique de couple entre Dominique Cottrez et son mari : lui absent, alcoolique et égoïste, elle délaissée qui prend tout en charge en silence et sans se plaindre – ce qu’on appellerait aujourd’hui la charge mentale. Quel rôle cela a-t-il joué dans ses meurtres ?
C’est un tout : les violences larvées, psychologiques, parfois très limites du mari, son alcoolisme, son délaissement, son indifférence, sa dépendance. Cela lui arrive de la réveiller la nuit pour avoir un rapport sexuel alors qu’elle n’a pas très envie, ce n’est pas anodin. Cette forme de violence a joué dans ses crimes, elle nous l’a dit à sa façon. Pour certaines personnes maltraitées, devenir les acteurs de leur destruction est un moyen d’essayer de s’en sortir. On l’a tuée symboliquement bébé, elle tue des bébés. Et le mari fait aussi partie du processus.
Pourquoi avez-vous choisi les faits divers et la chronique judiciaire ?
L’envie de comprendre les mécanismes de violence. On ne peut s’en sortir que lorsqu’on sait d’où ils viennent. Si on porte un regard analytique, qu’on décortique cette violence, on reprend le pouvoir, on ne subit plus. A Libération, j’avais la possibilité de creuser les parcours humains plus que les scènes de crime ou l’enquête de police.
Pensez-vous que Twitter a changé le travail des chroniqueurs judiciaires ?
Pour moi, pas du tout, car je ne l’utilise pas. Cela joue un rôle notamment dans les audiences. Certains journalistes vous expliqueront pourquoi c’est super, mais moi j’avais l’impression que ça ne raconte rien et que ça envoie des slogans réducteurs qui restent dans la tête des gens. Une audience implique des rapports de pouvoir, de manipulation importants entre les avocats, les juges, les personnes mises en cause, qu’on ne peut retranscrire en live tweet et qui demandent de la concentration.
Les sorties comiques de Jawad Bendaoud ont été constamment live tweetées pendant son procès. Cela peut-il influencer son issue ?
C’était spectaculaire. Et c’était réducteur, ne permettant pas à mon avis de saisir vraiment qui il est. Il est possible que cela ait influencé le tribunal. Certains avocats ont regretté que ce ne soit pas plus sérieux.
Qu’avez-vous pensé de la sortie très critiquée de l’avocat de Jonathann Daval qui a chargé son client devant la presse avant que celui-ci n’avoue le meurtre de sa femme Alexa ?
A-t-il cédé à la pression des journalistes, qui supportent eux-mêmes la pression de leurs chefs ? Ou en a-t-il joué ? Il a dit qu’il voulait que son client avoue, dans son intérêt : l’utilisation des médias à l’extérieur fait donc sans doute partie de sa stratégie, pour ne pas lui laisser le choix. J’ai déjà vu des avocats devancer les aveux de leur client devant une cours d’assises. Si tôt, pendant la garde à vue, et avec l’utilisation des médias, c’est plus inédit, et cela explique que certains de ses confrères ont trouvé la démarche non déontologique.
Nordahl Lelandais est présenté aujourd’hui comme un tueur en série. Certains médias font-ils le rapprochement avec d’autres disparitions guidés par des sources policières ou le font-ils d’eux-mêmes ?
Les deux sont possibles. Cela arrive fréquemment que la police teinte le récit médiatique d’infos off qui deviennent semi in. Cela arrive aussi que la police oriente délibérément les médias vers des fausses pistes. Au début de l’affaire Troadec, une affaire d’homicide familial, les policiers et le procureur avaient orienté à fond sur le fils. Ça semblait un peu trop appuyé. Ils souhaitaient sans doute que l’oncle, qu’ils avaient déjà flairé comme coupable, se sente bien tranquille, parle sur son portable placé sur écoute sans se méfier et sème le plus d’indices possible.
Vous avez écrit L’Amour à mort (éditions Steinkis, 2013) sur des histoires de « crimes passionnels ». Ce terme est mis en cause par les féministes. A juste titre ?
Je suis absolument d’accord avec les féministes qui alarment sur un traitement des faits divers qui galvaude la violence genrée des hommes contre les femmes. Dans la préface, j’explique l’histoire de l’expression « crime passionnel » : d’abord une circonstance atténuante pour les hommes, avant que les associations montrent que les hommes qui tuaient leurs femmes emportés par l’amour étaient les mêmes qui les battaient tous les jours jusqu’à ce qu’elles en meurent. Du coup, la justice a arrêté de voir dans la passion une excuse.
Parler de « passion » ne doit surtout pas être un recours pour minimiser les violences faites aux femmes et les féminicides mais, néanmoins, cette expression joue un rôle dans ces histoires, qu’on le veuille ou non. Dans ces affaires, il y a bien une forme de passion, un terme négatif en l’occurrence, qui fait de l’autre une fiction obsessionnelle, un objet de tous les transferts. La passion ne rend pas ces crimes romantiques ou beaux, c’est au contraire une folie délétère qui cherche à compenser des frustrations, des manques, qui prend l’allure d’un échappatoire mais envoie dans le mur. Une illusion qui va jusqu’à la destruction.
Les monstres n’existent pas, au-delà du fait divers, Ondine Millot, éditions Stock, 19,20 euros, 321 pages.
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