Dans son documentaire, Le Studio de la terreur, Alexis Marant s’interroge sur la sophistication des images conçues par l’EI. Un véritable studio de production de films s’inspirant d’Hollywood, des jeux vidéo et de la pop culture.
“Les films ne créent pas de psychopathes, disait Billy Loomis, un tueur caché derrière un masque dans Scream de Wes Craven (1996). Les films permettent simplement aux psychopathes d’être plus créatifs.” Trois ans après la sortie de Scream, la fusillade du lycée de Columbine aux Etats-Unis soulevait des débats sur l’influence des médias violents sur le comportement des jeunes.
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Dans une vidéo enregistrée avant l’attaque, l’un des meurtriers, Eric Harris, avait évoqué son excitation à l’idée que la fusillade ressemblerait à une partie d’un de ses jeux vidéo préférés, Doom, célèbre jeu de tir en vue subjective. Une rumeur prétend même qu’il y aurait créé un niveau qui était une simulation du lycée de Columbine…
On pense à ces deux moments morbides de la pop culture, l’un fictionnel, l’autre réel, en regardant le documentaire Le Studio de la terreur réalisé par Alexis Marant et diffusé le 20 septembre à 20 h 50 sur Canal+, qui explore la propagande médiatique de Daech.
Films hollywoodiens, jeux vidéo et émissions de téléréalité
La réplique lucide de Billy Loomis pourrait résumer ce qui est au cœur du film qui analyse comment celle-ci s’approprie des produits de la culture pop – des films hollywoodiens aux jeux vidéo en passant par les émissions de téléréalité – pour terroriser et recruter des jeunes du monde entier.
Fruit d’une enquête de dix-huit mois, le documentaire de 85 minutes narré par Féodor Atkine (la voix française de Dr. House) mêle témoignages de militants actifs de Daech, de repentis qui ont travaillé au sein de l’organisation terroriste et d’experts des médias et du jihadisme.
Dépasser les discours simplistes sur la barbarie documentée de l’EI
Basé sur une idée originale du producteur Jean-Marie Michel, ce Studio de la terreur a pour ambition de dépasser les discours simplistes sur la barbarie documentée de l’Etat islamique – généralement opposée à un “nous” civilisé – pour une analyse plus approfondie. Comprendre Daech encore une fois mais sous un angle inédit qui mène à un constat plus dérangeant, brouillant les frontières entre “eux” et “nous”.
Tout part d’une observation : les vidéos de Daech, notamment celles diffusées après la proclamation du califat le 29 juin 2014, apparaissent comme de plus en plus sophistiquées et révèlent une ambition de storytelling inédite. Revenant sur les vidéos les plus marquantes, le documentaire illustré d’images de propagande s’interroge sur cette sophistication visible à travers un déploiement d’effets de mise en scène.
Multiplication et diversité des plans, split-screens, ralentis, effets spéciaux et travail sur le son suggèrent la présence d’une équipe qualifiée, dotée d’un équipement professionnel et dédiée à la création des contenus visuels. Plus qu’une simple équipe, c’est un véritable studio de production de films qui nous est présenté à travers les témoignages d’insiders ayant été impliqués dans la fabrication des films.
La systématisation du snuff movie
Comme le montre les images d’archives illustrant le film, la promotion du jihad telle qu’elle est menée par Daech n’est pas tout à fait une nouveauté. L’historien Abdelasiem El Difraoui, qui intervient dans le documentaire, avait publié en 2013 le livre Al-Qaida par l’image – La prophétie du martyre (Editions PUF), où il analysait la stratégie de propagande visuelle de l’organisation terroriste créée par Oussama Ben Laden.
Ex-chef d’Al-Qaeda en Irak tué en 2006, il avait fait basculer la stratégie médiatique de l’organisation dans le gore viral avec la diffusion de vidéos de décapitation sur internet, comme celle de l’Américain Nicholas Berg, au début des années 2000. Ses méthodes critiquées par Al-Qaeda ont été reprises par Daech.
“Ils veulent changer le monde, ils sont en expansion, ils sont agressifs”
Une plus grande importance est accordée aux “reporters combattants” et aux “chevaliers des médias” sur les réseaux sociaux dans des vidéos de propagande ciblées. L’agressivité des campagnes médiatiques de Daech s’expliquent aussi par les objectifs totalitaires de l’organisation. Comme l’explique Charlie Winter, expert de la propagande jihadiste : “Ce qui est nouveau, c’est qu’ils mettent en avant l’idée de suprématie. Ils ne sont pas dans la posture jihadiste traditionnelle de résistance. Au contraire ils veulent changer le monde, ils sont en expansion, ils sont agressifs, ils sont offensifs.”
Dans les bureaux médias de Daech, beaucoup viennent d’Occident
Parmi les (jeunes) professionnels recrutés pour diriger et travailler dans les bureaux médias de Daech, surtout ceux basés à Rakka, beaucoup viennent d’Occident ou des pays du Golfe. Cette fuite des cerveaux vers l’Etat islamique concerne aussi Los Angeles, d’où vient l’un des éléments les plus importants de la machine médiatique de Daech : Abou Abderahman al-Amriki, à l’origine des innovations médiatiques de l’Etat islamique.
Abou Abderahman al-Amriki aurait par exemple entièrement conceptualisé la vidéo de Maaz al-Kassasbeh, ce pilote jordanien brûlé vif dans une cage en janvier 2015. Selon Zyad, ex-caméraman de l’EI qui a côtoyé al-Amriki, sa cruauté viendrait d’un désir de revanche, conséquence d’années de représentations racistes des Arabes et musulmans.
“Aujourd’hui, il affirme avoir inversé les rôles en filmant des Occidentaux dans la tenue orange de Guantánamo en train de se faire tuer par des combattants portant des tenues islamiques”, confie-t-il. Les musulmans, habituellement humiliés voire torturés dans les séries et films hollywoodiens, deviennent les héros dans les vidéos de Daech. Les “méchants” ne meurent plus à la fin : au contraire, ils tuent encore et encore, et il s’agit bien là alors de morts réelles.
“L’effet miroir de nos pires productions de films d’horreur”
“La propagande de Daech n’est rien d’autre que l’effet miroir de nos pires productions de films d’horreur et des thrillers hollywoodiens, de jeux vidéo, de clips de rap…, donc là il faut vraiment se poser des questions”, dit Abdelasiem El Difraoui. Argument simpliste ? Les juxtapositions d’images de propagande avec celles qui proviennent de films américains, de jeux vidéo ou de téléréalité ponctuent le documentaire. Et les témoignages qui précèdent (l’un d’eux déclare que les combattants avaient regardé les films Saw) et qui suivent cette déclaration ne font que la valider.
On y voit par exemple un extrait du film diffusé quelques jours après les attentats du 13 novembre, Paris s’est effondré, qui montre la chute de la tour Eiffel, copie exacte d’un extrait du film G.I. Joe – Le réveil du Cobra (2009). Une séquence de combat capturée grâce à une caméra GoPro y est aussi comparée à un extrait du jeu Call of Duty et rappelle, par ailleurs, deux plans d’Elephant de Gus Van Sant (2003).
Cette propagande reflète un phénomène générationnel
La fin donne le tournis : Daech se nourrit littéralement d’Hollywood qui à son tour commence à les mettre en scène (voir les extraits de la saison 4 de House of Cards, montrés dans le documentaire) dans un cercle vicieux et infernal dont on ne semble pas voir pointer la fin.
Les experts s’accordent à dire que cette propagande reflète un phénomène générationnel. Elle parle le langage des jeunes qu’elle vise en tout premier lieu. Les jihadistes sont des e-natives nés dans cette pop culture qu’ils utilisent maintenant contre “nous”.
Mais ce recours constant au calque, à la citation d’autres films – autre signe générationnel ? –, cette dépendance à un Occident qu’ils prétendent vouloir détruire révèlent surtout un mouvement à court d’idées. Révolutionnaire, Daech ? Le Studio de la terreur dit tout autre chose et donne plutôt une sombre impression de déjà-vu.
Le Studio de la terreur d’Alexis Marant,le 20 septembre, 20 h 50, Canal+
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