Alors que 900 écrivains américains viennent de publier une lettre ouverte pour dénoncer la volonté d’hégémonie d’Amazon, rencontre avec Jean-Baptiste Malet, qui a longuement enquêté sur le géant du net en travaillant dans un de ses entrepôts.
Dimanche dernier 10 août, deux pleines pages du New York Times témoignent de la colère de 900 auteurs américains. De Stephen King à John Grisham, tous s’élèvent contre le boycott par le géant américain de l’e-tail Amazon du groupe Hachette, suite au refus de la maison d’édition de vendre ses livres numériques au prix minimal imposé par Amazon (9,99 dollars, soit 7,50 euros). La querelle se fait rapidement ad personam, Hachette et Amazon s’affrontant au cours d’une véritable partie de catch médiatisée. Jean-Baptiste Malet, journaliste et auteur d’En Amazonie : infiltré dans le « meilleur des mondes », apporte son éclairage.
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Afin de freiner la vente des e-books Hachette, Amazon a utilisé des techniques telles que la prolongation des délais de livraison, l’impossibilité de pré-commander ou la suppression de réductions. Quelles sont vos impressions sur ces pressions, à la lumière de ce que vous avez découvert lors de votre immersion?
Jean-Baptiste Malet – Ce qu’il faut avant tout rappeler c’est qu’Amazon a une culture d’entreprise particulière et un but ultime : être en mesure de tout vendre et de tout livrer, en une journée, n’importe où sur la planète. Cela afin de faire d’Amazon la passerelle unique pour toute consommation marchande. Qu’il s’agisse de livres, de lessive, ou d’un motoculteur. Amazon n’opère pas comme un commerçant traditionnel. L’idéologie de Jeff Bezos est libertarienne, anarcho-capitaliste. J’ai découvert lors de mon immersion que cette multinationale cultive une attitude violente, basée sur le rapport de force, que ce soit avec ses travailleurs, ses concurrents, ou, comme c’est le cas désormais avec Hachette, avec ses fournisseurs. Ce qui est frappant dans ce conflit l’opposant à Hachette, c’est le type de moyens utilisés : Amazon a notamment communiqué l’adresse électronique personnelle d’un cadre d’Hachette en poussant les consommateurs à lui adresser leurs plaintes. Ce sont des méthodes archaïques. Amazon les emploie car l’entreprise ambitionne d’être le numéro 1 en tout.
Avec ces révélations, l’argument du prix peut-il être dépassé?
Cela fait plus de dix ans en France que la multinationale Amazon bataille contre le prix unique du livre. Jeff Bezos est même venu à Paris au lancement d’Amazon en France pour faire du lobbying. Il avait jadis rencontré des parlementaires UMP en tête à tête. Amazon avait également déjà appelé ses clients à s’exprimer, notamment en inondant la boîte mail du Syndicat de la librairie française. Mais à travers ces conflits il ne faut pas perdre de vue qu’Amazon cherche aussi à déclencher des polémiques pour profiter de retombées médiatiques. C’est le cas maintenant avec Hachette, mais ça l’était aussi pour le livre à prix unique, ou plus récemment pour les « livraisons par drones ». L’idée selon laquelle des drones viendraient vous livrer vos colis est complètement fantaisiste, j’ai expliqué pourquoi à l’époque, mais c’était un coup médiatique énorme. En s’opposant publiquement à Hachette, Amazon veut passer aux yeux du consommateur pour celui qui offre le meilleur prix – et l’entreprise n’a absolument pas honte de ses actes dans cette affaire car pour elle la fin justifie les moyens. Quand Amazon freine la circulation de produits Hachette, l’entreprise s’érige comme capable de décider de ce qu’est un bon ou un mauvais prix, se comportant comme une autorité morale qui décide de ce que devrait être le prix d’un livre. C’est quelque chose de très dangereux. C’est au boulanger à fixer le prix de son pain en fonction du cours du blé et de son approche du métier. C’est la même chose pour le monde de l’édition. Quand une multinationale prétend agir pour le bien de l’humanité, il s’agit selon moi d’être méfiant.
Considérant la faible part du livre numérique dans le marché du livre en France, quel impact cette discorde aura-t-elle au niveau national?
Un impact dérisoire – ou du moins, dans l’immédiat. Mais la polémique autour du désaccord Amazon-Hachette permettra de mettre en lumière le projet à long terme d’Amazon : devenir un véritable producteur de contenu, en hébergeant toujours plus de contenu téléchargeable via la diffusion massive de ses liseuses, les Kindle, fabriqués en Chine par Foxconn. En apparence Amazon prétend « démocratiser » l’édition en permettant à n’importe quel auteur de proposer son ebook à la vente sur sa plateforme. Pourquoi pas ? Mais en réalité le projet d’Amazon va plus loin, il est de tuer l’édition traditionnelle pour se substituer à elle, de vendre à partir de ses tablettes des films, des livres, de la musique directement téléchargeables. Amazon devenant alors éditeur, producteur, diffuseur et vendeur. Dans ce scénario digne d’un roman d’anticipation mais qui se fait plus vrai chaque jour un peu plus, Amazon pourrait se retrouver en situation de monopole au sein de l’industrie culturelle.
Pensez-vous que ces techniques d’attaque aient un rapport avec la situation financière de l’entreprise, devenue plus délicate ? (chute des parts, concurrence avec le site Alibaba…)
Non, c’est clairement stratégique. Si Amazon fait savoir que ses parts chutent, c’est seulement pour ne pas effrayer la concurrence, notamment le commerce physique. En réalité l’entreprise gagne sans cesse des parts de marché : pour vendre un article, que ce soit un livre, un article de sport ou des condiments pour grillades, Amazon mobilise 14 fois moins de main d’œuvre que dans un commerce traditionnel, et pour le même chiffre d’affaires. Amazon est comme un poisson carnassier qui mange les autres petits poissons du lac, un à un. Ce qui rassure les investisseurs.
Dans sa lettre ouverte publiée dans le New York Times, l’écrivain Douglas Preston remarque que Jeff Bezos « a utilisé les livres comme moyen de vendre n’importe quoi, des câbles informatiques aux tondeuses à gazon ».
C’est parfaitement vrai. Tous les biographes de Jeff Bezos le racontent, et les hagiographes le racontent aussi : il ne s’est pas lancé dans le commerce du livre par amour des ouvrages. Il souhaitait seulement optimiser les possibilités d’Internet en choisissant la marchandise idéale : il s’avère que le livre est « la marchandise » qui a le plus grand nombre d’exemplaires uniques, il l’a donc choisie dans un pur objectif de profit. Je l’ai bien vu lors de mon immersion en équipe de nuit dans l’entrepôt de Montélimar : le livre est traité comme une marchandise à part entière, disposé sur les étagères parmi tous les autres articles que vend Amazon, un classique de la littérature pouvant cotoyer un slip en coton et un ours en peluche.
Quels sont les effets de cette évolution des circuits de distribution de contenu culturel?
Il faut que chacun se demande ce que nous apporte vraiment le commerce en ligne. Il ne disparaitra jamais, c’est un fait – mais il nous faut évaluer tout ce qu’il coûte. Amazon détruit plus d’emplois qu’il n’en créé : les commerces de proximité sont aussi la réalité urbanistique d’un territoire. Imagine-t-on vivre dans un monde orwellien où l’accès à la consommation se ferait essentiellement via le e-commerce ? Ce que je souhaite à partir de mon travail de journaliste, c’est seulement soulever le débat pour que les consommateurs ne restent pas seulement spectateurs des évolutions du monde, qu’ils puissent décider par eux-même du monde dans lequel ils veulent vivre.
Vous avez rencontré Günther Wallraff, le journaliste allemand qui a voulu boycotter Amazon en demandant à son éditeur de retirer ses livres du site, mais a constaté que le site continuait de les vendre en se fournissant chez un grossiste. Il affirme, « on ne peut pas combattre cette entreprise individuellement. » Qu’en pensez-vous?
Je lui ai posé cette question car Amazon a eu le cynisme de mettre en vente mon livre sur son site en essayant ainsi de me faire passer pour quelqu’un qui entretiendrait une contradiction. C’est le choix d’Amazon, pas le mien. À propos des formes de résistance à Amazon, elles sont de plus en plus nombreuses. Que ce soit récemment les 900 écrivains mobilisés dans le New York Times, ou depuis plus longtemps les syndicalistes dans les entrepôts logistiques, mais aussi via les consommateurs anglais qui boycottent Amazon car la multinationale ne respecte pas les législations fiscales, le vernis est en train de craquer. La multinationale est basée au Luxembourg et ne déclare fiscalement dans les autres pays européens que les prestations de service de livraison de ses filières logistiques : des sommes dérisoires. Un magasin implanté dans n’importe quelle rue française, anglaise ou allemande paie ses impôts et ses charges, mais pas Amazon. J’espère qu’à la suite de la mobilisation littéraire américaine les auteurs européens prendront eux-aussi conscience qu’Amazon représente une réelle menace pour la diversité éditoriale, et non seulement pour les grands groupes comme Hachette.
Pourtant votre livre est vendu sur Amazon… pourquoi?
Il faut leur poser la question, même s’ils ne répondent pas souvent aux journalistes… Ce qui est drôle, c’est qu’un auteur ne peut pas s’opposer à être vendu sur Amazon – alors que quand Amazon freine la circulation des produits Hachette, l’entreprise s’arroge le droit de refuser de vendre normalement des livres ! Deux poids, deux mesures.
Au niveau politique, le gouvernement a mis en place une loi sur la vente en ligne de produits culturels empêchant le cumul de la gratuité des frais de port et la réduction de 5 % par rapport au prix de l’éditeur. Votre avis ?
La loi dite « anti-Amazon » a eu l’utilité d’un sabre de bois pour attaquer un mastodonte. J’espère que ce n’était qu’une première étape dans le plan d’action du gouvernement français. S’il y a un plan…
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