Le retour de la Russie au Proche-Orient, à l’occasion de la crise syrienne, révèle les erreurs politiques d’Obama. Cet échec signe-t-il le reflux des Etats-Unis sur la scène internationale ? Eléments de réponse avec Jolyon Howorth, spécialiste des questions internationales à Yale University.
Après un moment de fusion qui laissait présager un événement politique majeur, le soufflé syrien est retombé aux Etats-Unis. Les commentateurs improvisés ont disparu des écrans et les correspondants ont laissé place à la politique intérieure. Plusieurs jours durant pourtant, les chaînes d’information en continu n’avaient cessé de couvrir, heure par heure, les derniers développements de ce qui semblait être le prologue d’une énième intervention américaine. Le recul d’Obama à la dernière minute et la tribune publiée par Vladimir Poutine dans le New York Times ont perturbé les plus fervents détracteurs de l’intervention, et laissé Fox News comme CNN sans munitions. Une nouvelle fois, la Maison Blanche donne l’impression de s’être livrée à un numéro d’improvisation – laissant à la Russie un leadership inespéré. Retour sur un épisode qui pourrait marquer un tournant au Moyen-Orient, et plus largement dans les jeux de puissances à l’échelle mondiale.
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Vladimir Poutine vient de publier une tribune dans le New York Times qui laisse Obama sur la défensive. Comment expliquez-vous que la Russie affirme avec une telle facilité son leadership alors qu’elle apparaissait isolée au début de la crise syrienne ?
Jolyon Howorth – Vladimir Poutine profite des faiblesses que laisse transparaître l’administration américaine. Le nœud du problème réside dans le fait qu’Obama a, dès le départ de la crise syrienne, très clairement refusé de s’impliquer en première ligne. Le commentaire sur la ligne rouge des armes chimiques ne consistait qu’en une manœuvre pour se protéger ; il n’avait probablement jamais pensé qu’elle serait un jour franchie, du moins avec une telle ampleur.
Le petit nombre d’alternatives qui se sont présentées à lui lorsque l’attaque de la Ghouta a été révélée l’ont mis face à un dilemme inextricable . L’attaque des stocks d’arme chimiques n’a jamais été une option militaire, tout comme le fait de déployer des troupes au sol, et il avait été très clair sur le fait qu’il ne tenterait pas de faire tomber le régime d’une façon ou d’une autre, persuadé que l’alternative à Bashar serait pire pour les intérêts américains.
Aucune option ne semblait alors viable, d’où la mise en scène de la demande d’autorisation au Congrès, manœuvre qu’il a certainement dû croire brillante au départ. Je pense qu’il a voulu en faire un défi lancé au Congrès par lequel il cherchait à réaffirmer son autorité sur celui-ci, ce qui l’aurait renforcé par ricochet sur les questions intérieures. Mais il est possible qu’il ait alors déjà cherché à se défausser – en y cherchant un prétexte. Dans les deux cas, il s’est agit d’un échec – et un très mauvais calcul politique.
Il se trouve aujourd’hui dans des sables mouvants, où chaque ajustement l’enfonce un peu plus, une situation impossible qui le laisse à la merci de la Russie et de ses offensives diplomatiques. Du jour au lendemain, la Russie est redevenue un acteur central du Moyen-Orient. Sans que les Etats-Unis ne semblent avoir les moyens de réagir.
Peut-on en attribuer la responsabilité de ce renversement à Obama ?
La situation aurait pu être évitée si Obama ne s’était pas laissé prendre en tenaille entre une scène intérieure réticente à toute intervention et certains alliés, dont la France en particulier, qui se sont montrés extrêmement volontaristes. Il n’aurait jamais dû s’exposer à une telle situation, alors qu’il est évident qu’il n’a jamais souhaité une intervention militaire. Il l’a d’ailleurs très clairement explicité ces derniers jours, ce qui est quelque peu paradoxal lorsque l’on voit la force des paroles qu’il a pu utiliser – et montre clairement une faiblesse que les Russes ont brillamment su exploiter.
La véritable question maintenant qui se pose à lui est de savoir dans quelle mesure les Etats-Unis sont prêts à accepter que la Russie redevienne un acteur majeur de la scène géopolitique. Avoir laissé l’initiative aux Russes constitue un immense risque. Les Etats-Unis sont maintenant obligés de s’interroger à chaque étape du processus sur la sincérité des propositions qui leurs sont soumises – accroissant par là même la paralysie de leur diplomatie. Il est fort possible que la proposition de révision des armes chimiques ne soit qu’un prétexte cherchant à gagner du temps. Comment le prouver ?
Dès le lendemain de son élection, Barack Obama avait proposé un renouveau des relations russo-américaines. Qu’est-ce qui a échoué ?
Je pense que la tentative de dialogue d’Obama était sincère et raisonnable, mais son succès dépendait largement de la confiance entre les deux partenaires. Au départ, les relations étaient bonnes entre Hillary Clinton et Sergueï Lavrov et Obama et Medvedev, ce qui a notamment permis un accord unique sur la question libyenne. L’élection de Poutine a changé la configuration d’ensemble, qui a fait sauter la stratégie d’Obama. Le fonctionnement de Poutine est aux antipodes de la culture politique d’Obama et de la société américaine – ce qui explique l’importance donnée dans sa tribune à cette question. Les tensions viennent de là.
Je pense par ailleurs qu’Obama a pris la décision, correcte à mon sens, de prendre du recul au Moyen-Orient – et n’a pas dévié de cette optique. Les conséquences n’en seront néanmoins pas minces. Les Russes ont brillamment réussi à créer une situation dans laquelle les Etats-Unis se trouvent dans une position de faiblesse. Qatar, Arabie Saoudite, l’Armée syrienne libre, Iran et même Israël s’interrogent actuellement sur le sens historique et stratégique de cette évolution – avec les conséquences durables que cela aura pour l’influence américaine – et aussi européenne. Les Russes semblent pour le moment détenir les clefs de la situation.
Que pensez vous du rôle de la France dans cette situation ?
La France n’a cessé de pousser les Etats-Unis à agir – au risque de desservir son allié américain. Je ne crois pas à la théorie selon laquelle Hollande serait simplement à la remorque d’Obama. Hollande, mais aussi Fabius et peut-être plus encore Le Drian, sont convaincus depuis longtemps de la nécessité d’agir militairement. Je crois fondamentalement que la France n’a cessé de pousser vers cette solution, plus encore que les Britanniques, mais n’a jamais réussi à dépasser les réticences américaines.
Vous voyez donc une cohérence dans la stratégie française ?
Oui. La France s’est toujours vue comme un acteur fondamental du Levant, que ce soit en tant que protecteur des maronites au Liban, de partenaire spécial de la Syrie etc. Le “rang” de la France au Moyen-Orient a probablement été exagéré mais continue à jouer un rôle mythologique fondateur. Etant donné la récente réaffirmation de la puissance française au Mali et en Libye, il était inévitable qu’elle pousse à une action en Syrie. Mais Hollande a mal jugé l’opinion française et les rapports de force internationaux, et s’est trouvé en porte-à-faux avec les Etats-Unis et, de fait, dans une impuissance peu en accord avec ses déclarations. Le recul d’Obama a laissé Hollande dans une situation peu enviable – qui fait naturellement les délices de l’opposition et des Guignols de l’info.
Pensez-vous que le « prisme iranien » aveugle les puissances occidentales dans leur perception du conflit syrien ?
La question iranienne reste, de loin, le plus grand défi pour le Moyen-Orient à moyen et long terme. Tout l’investissement occidental dans la région – à la fois économique et diplomatique – portera ses fruits, stagnera ou s’effondrera selon l’évolution de cette question. Il est donc normal qu’elle reste centrale. Je ne pense cependant pas que le Quai d’Orsay puisse imaginer que la France, ou même l’Union européenne, soient en position de résoudre quoi que ce soit. Cela est clair depuis que l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France ont eu le monopole des discussions avec l’Iran entre 2002 et 2005, sans aucune réussite à leur compteur. Les Européens n’ont rien à proposer à l’Iran. Je pense que cette importante fixation sur la question Iranienne ne s’accompagne d’aucune perspective d’avancée réaliste pour les puissances européennes. Cela risque donc d’être pour le moins infructueux.
Ceci étant dit, tant Poutine qu’Obama ont intérêt à éviter que l’Iran se dote de l’arme nucléaire – ce qui pourrait redevenir un point de rencontre à terme entre ces deux pays. Il y a là une ouverture potentielle qu’il faudrait saisir – si ce n’est la provoquer – mais qui ne passera certainement pas par l’Europe.
Pensez-vous qu’Obama et les Etats-Unis s’attendaient à ce que la Russie retrouve une telle centralité dans les relations internationales ?
Je pense que c’est une immense surprise – mais une surprise qui part d’une aporie qu’Obama a largement contribué à créer. Par ses décisions, il n’a fait qu’empirer une situation qui était déjà particulièrement inextricable. Face à la détermination de Poutine, qui a immédiatement détecté ses faiblesses et en a profité, il semble être en perpétuel vacillement, incapable de fixer enfin une stratégie durable.
L’impression que l’on a est qu’Obama est passé d’une stratégie visionnaire et mondiale – priorité au pacifique, reset avec la Russie, discours du Caire… – à une realpolitik, si ce n’est isolationniste, du moins de plus en plus réactive et en reflux.
Il faut d’abord rappeler qu’Obama ne s’est jamais pensé comme un grand stratège. Dès son arrivée, il s’est surtout montré préoccupé par l’héritage de Bush et la nécessité d’en combler les failles. Il n’a cessé de tendre des mains – au monde musulman, à la Russie, à l’Iran… – sans en récolter les fruits. Alors qu’il croyait que l’Afghanistan était une “bonne guerre”, il s’est rendu compte de l’incapacité d’y remporter une victoire. C’est, en somme, après une première période d’ouverture, à un véritable mouvement de recentrage vers la politique intérieure qu’il a mené, conscient des difficultés qu’il éprouverait à obtenir des victoires sur la scène extérieure. Il pense aujourd’hui que son héritage – et ce qui déterminera la façon dont on se souviendra de lui – sera défini par son action politique au sein des Etats-Unis et non pas par son action diplomatique.
Je pense qu’il analyse à juste titre l’histoire récente américaine – du Vietnam jusqu’à nos jours – en y voyant une leçon sur les limites de l’interventionnisme américain et des mirages de la toute-puissance militaire. Au fond, il a accepté le postulat que les Etats-Unis ne peuvent, ni ne devraient essayer, de régler tous les problèmes du monde. C’est une stratégie qui, si l’on s’y arrête un instant, a été appliquée de façon plus que cohérente tout au long de son mandat. Une reconnaissance des limites américaines peut être au final salutaire.
Ne pensez-vous tout de même pas que le décalage entre sa parole – extrêmement engagée – et son action a créé une attente et un vide que la Russie s’est empressée de remplir ?
Etre président des Etats-Unis n’est pas chose facile. La structuration politique d’Obama, ses affinités intellectuelles et émotionnelles le laissent parfois en décalage avec l’institution et le poste qu’il occupe. Je pense qu’il s’est laissé emporter à plusieurs reprises par sa sensibilité, ce qui a entaché sa lucidité et l’a laissé face à des dilemmes qu’il n’était plus en mesure de résoudre. Son ambivalence l’a empêché d’aller au bout de ce que sa sensibilité lui recommandait de faire – sans que ça ne l’empêche d’exprimer ce qu’auraient été ses préférences éthiques. Ce qui lui a beaucoup coûté sur la scène internationale.
Propos recueillis par Juan Branco
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