Le 12 avril, le tribunal correctionnel de Paris a relaxé les huit prévenus dans l’affaire de Tarnac. Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférence en science politique à l’Université Paris-8, revient sur cette affaire qui illustre les dérives de l’antiterrorisme.
La décision du tribunal correctionnel de Paris, le 12 avril, de relaxer Julien Coupat, Yildune Lévy et leurs six amis, accusés depuis dix ans de sabotage d’une ligne TGV et d’association de malfaiteurs (la qualification de “terroriste” n’a été abandonnée qu’en 2015) fera date. En qualifiant le fameux “groupe de Tarnac”, désigné par les services de renseignement antiterroristes comme une “cellule invisible” menaçant la sécurité de l’Etat, de “fiction”, la juge a infligé un camouflet aux policiers et au ministère de l’Intérieur de l’époque. Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférence en science politique à l’Université Paris-8, auteure de Justice d’exception – L’Etat face aux crimes politiques et terroristes (éd. CNRS) analyse ce procès et les errances de l’antiterrorisme jusqu’à aujourd’hui.
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Après dix ans de poursuites, les huit prévenus de l’affaire dite de Tarnac ont été relaxés. Qu’est-ce que cela dit de la doctrine antiterroriste française ?
Vanessa Codaccioni – Cette affaire illustre la puissance de l’appareil antiterroriste policier, et notamment des services de renseignement. Comme l’a noté la présidente du tribunal, Corinne Goetzmann, ils ont construit un groupe, une menace, une affaire, et permis de criminaliser des militants. La relaxe est donc une très bonne chose, mais il ne faut pas oublier les dix ans de procédure, et ce que ça implique pour les personnes concernées. C’est l’une des caractéristiques à la fois de l’antiterrorisme et de la répression du militantisme : le moment judiciaire est relativement dévalué, par rapport à la répression qui se focalise sur l’avant-procès.
La justice a-t-elle finalement fait la preuve de son objectivité dans cette affaire ?
On voit très bien dans ce procès que les juges du siège peuvent être un frein à une répression délirante. De nombreux exemples dans l’histoire le démontrent, à la fois sur des militants et sur des terroristes dits islamistes. Lors du procès Chalabi en 1998, un des grands procès antiterroriste de la décennie, un tiers des 130 personnes accusées d’association de malfaiteurs ont été relaxées ! C’était un fiasco judiciaire terrible pour l’Etat français, et pour l’antiterrorisme en général. Plus récemment encore, on peut penser au procès d’Abdelkader Merah, le frère de Mohammed Merah, qui a été reconnu coupable d’association de malfaiteurs terroristes : il a été condamné à vingt ans de prison, mais n’a pas été reconnu coupable de complicité d’assassinats. On peut aussi penser à Jawad Bendaoud, le logeur des djihadistes du 13 Novembre, qui a été acquitté. J’ai souvent observé que les juges résistent in fine à la pression et aux injonctions à la criminalisation. Ce sont bien des agents répressifs, des professionnels du droit, qui condamnent, punissent et répriment, mais ils arrivent à moduler la sévérité voulue par l’État, les services de renseignement, la police et l’administration.
“Les juges résistent in fine à la pression et aux injonctions à la criminalisation. Ce sont bien des agents répressifs, mais ils arrivent à moduler la sévérité voulue par l’Etat”
Comment expliquez-vous l’amalgame qui a été fait entre militantisme radical et terrorisme ?
L’amalgame entre activisme oppositionnel et terrorisme a toujours existé, depuis le XIXe siècle. Mais il y a eu un basculement à partir des années 2000, qui explique comment l’affaire Tarnac a été possible. En premier lieu, le développement de l’altermondialiste et l’apparition du mouvement qu’on a appelé “Black bloc” a contribué à la construction d’une menace activiste. Au niveau de l’Union européenne, on a justifié l’assimilation entre mouvement altermondialiste et terrorisme. Deuxièmement, le 11 Septembre a radicalisé l’antiterrorisme, en générant à la fois une extension de sa définition – ce qui permet d’inclure énormément de personnes, d’actes et de gestes –, une multiplication des mesures coercitives et intrusives possibles, avec des prérogatives accrues des services de renseignement, et enfin une institutionnalisation de la logique de la suspicion.
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Le cas de Tarnac résulte de ce contexte général, et de la focalisation des renseignements en France – mais aussi en Allemagne et en Italie, comme le montrent les travaux d’Isabelle Sommier – sur la menace dite “ultragauche”. Celle-ci est due à l’influence de professionnels de l’antiterrorisme et de professionnels de la sécurité sur les services de renseignement. Le criminologue Alain Bauer a eu un rôle important dans l’affaire de Tarnac : c’est lui qui a désigné ce groupe, en alarmant sur le contenu du livre L’Insurrection qui vient. Il ne faut jamais oublier que certains acteurs ont besoin de menaces pour exister – professionnellement et en termes de légitimité.
Alain Bauer et les services de renseignement ont en effet tenté de faire passer la bibliothèque de ces militants, et le livre L’Insurrection qui vient, comme des éléments de preuve. Comment expliquer que des mots se transforment en pièces à conviction ?
Cela relève de l’application de la logique antiterroriste à l’activisme oppositionnel. Dans la logique antiterroriste, on ne va pas réprimer des passages à l’acte, mais des intentions. Lire ou écrire quelque chose, c’est déjà considéré comme un passage à l’acte terroriste et criminel. C’est le cas dans de nombreuses affaires de terrorisme dit islamiste aujourd’hui, où des lectures sont versées à l’appui de la condamnation. Le Patriot Act permet même aux services de renseignement d’aller dans les bibliothèques, pour voir ce que les gens lisent. La focalisation sur le livre est partie intégrante de l’antiterrorisme, et de cette criminalisation de l’intention.
Y a-t-il des précédents ?
Le délit d’opinion a toujours existé. Les agents répressifs essayent toujours de réprimer des idées, des appartenances – par exemple l’extrême gauche. J’ai beaucoup travaillé sur les interrogatoires de militants communistes pendant la Guerre froide, la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie. Les policiers leurs demandent souvent d’expliquer des passages de Marx, ou ce qu’ils ont compris de la théorie marxiste, de la lutte des classes, etc. Quand on travaille sur des dossiers de répression de militants, on constate que les tracts, les fascicules et brochures dont ils sont les auteurs sont toujours cités à l’appui de la condamnation, comme une preuve. Un livre en tant que tel, c’est plus rare. La prégnance du délit d’opinion et d’intention me semble cependant assez nouvelle dans l’antiterrorisme.
L’affaire de Tarnac est-elle isolée, ou témoigne-t-elle d’une tendance plus générale, à la répression des militants politiques, en particulier depuis l’état d’urgence ?
L’affaire de Tarnac s’inscrit dans le contexte radicalisation de la répression des mouvements sociaux. Depuis le mouvement anti-CPE en 2006, celle-ci s’est intensifiée. On l’a très bien vu sous la présidence de Nicolas Sarkozy, et les multiples législations antiterroristes ont accentué ça, puisqu’elles permettent d’appliquer ces mesures à des militants. Trois semaines après le décret de l’état d’urgence, des militants écologistes étaient assignés à résidence, sans parler des centaines d’interdictions de manifester.
“Les militants ont toujours été des ennemis utiles à mobiliser dans des contextes particuliers”
Quelque chose de très important se passe : c’est l’application de mesures antiterroristes à des militants dans le cadre plus général de la radicalisation de l’antiterrorisme, et de la radicalisation de la répression des mouvements sociaux. Il ne faut jamais oublier que les régimes ont besoin d’ennemis intérieurs, d’ennemis publics. Les militants ont toujours été pour eux des ennemis utiles à mobiliser dans des contextes particuliers.
C’est pour cela qu’Emmanuel Macron cible en ce moment dans ses discours médiatiques les “professionnels du désordre” censés être à l’œuvre dans les universités occupés et sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ?
Il y a une forme de continuité centrale. Les étudiants étaient aussi mobilisés pendant les mobilisations contre la loi travail, qui ont été très réprimée il y a deux ans, avec des techniques de maintien de l’ordre très dures, des comparutions immédiates, des condamnations… Nous assistons à une banalisation de la présence et de la violence policière : les blindés sur la ZAD, les CRS dans les universités, la répression des migrants, le délit de solidarité… On a l’impression d’un durcissement.
La relaxe des prévenus de Tarnac va-t-elle suffire à restaurer la confiance dans l’autorité judiciaire, garante de l’état de droit ?
Tout au long de l’audience, il me semble que la présidence a eu une attitude qui laissait présager sa décision finale. On sentait bien qu’elle était très soucieuse de déconstruire le récit policier de l’affaire, et de laisser une certaine latitude aux accusés dans leur stratégie de défense. Elle a eu une attitude assez ferme avec les policiers de la SDAT (sous-direction anti-terroriste, ndlr). A l’un d’eux, qui témoignait, elle a dit : “Je vous rappelle que vous avez prêté serment”, ce qui voulait dire « nous savons vous et moi que vous mentez ». La décision judiciaire découle de ça.
“Les services de renseignement ont tendance à s’autonomiser et à croire qu’ils peuvent tout faire, même se prendre pour des juges”
La juge a été à l’écoute de la défense, a rappelé les normes et les règles du procès pénal. Je ne sais pas si elle a restauré l’état de droit – c’est compliqué dans une affaire où les militants ont subi la répression pendant dix ans –, mais en tout cas elle a fait preuve de résistance au pouvoir pris par les services de renseignement dans l’antiterrorisme.
C’est là le nœud du problème selon vous, l’immixtion des services de renseignement dans l’enquête judiciaire ?
Oui, les services de renseignement ont tendance à s’autonomiser et à croire qu’ils peuvent tout faire, même se prendre pour des juges. Cette autonomisation, cette volonté de se faire juge est ancienne. Quand j’ai travaillé sur la répression de Mai 68, j’avais trouvé dans les archives une note de la DST demandant explicitement à réprimer certains leaders du mouvement étudiant, en donnant même les articles du code pénal auxquels se référer. On aurait dit qu’ils se prenaient pour des procureurs ou des membres du parquet. Mais il y a aujourd’hui un mouvement de fond chez les juges, une forme de résistance à l’affaiblissement de la preuve dans les procès antiterroristes. La juge a rappelé qu’elle n’avait pas pu obtenir des informations de la DCRI (Direction Centrale du Renseignement Intérieur, ndlr). De manière générale, dans les procès antiterroristes aujourd’hui, la “note blanche”, écrite anonymement par les services de renseignement, tend à faire preuve alors que ça ne devrait pas être le cas. On demande au juge de condamner des gens sur la base de ces quelques phrases non signées. Il y a un agacement face à ce délitement de la preuve, qui est en fait un délitement de l’état de droit. C’est un acte de résistance et de revalorisation de l’autorité judiciaire.
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