Sandra Lucbert a assisté en 2019 au procès France Télécom pour “harcèlement moral institutionnel”, à l’origine du suicide de dix-neuf salarié·es entre 2007 et 2008. Elle en a tiré Personne ne sort les fusils, un brûlot littéraire dans lequel elle montre en quoi l’hégémonie de la langue néolibérale bride l’irruption de la colère sociale.
Le 20 décembre 2019, France Télécom et trois de ses anciens dirigeants étaient jugés coupables de “harcèlement moral institutionnel” contre 120 000 salarié·es et condamnés à 75 000 euros d’amende pour l’entreprise, 4 mois de prison ferme et 15 000 euros d’amende pour ses ex-dirigeants. En cause, une politique managériale lancée en 2006, visant à faire partir 20 % des effectifs en trois ans et qui a acculé au suicide dix-neuf salarié·es.
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Comment expliquer la faiblesse de cette peine, face à la violence des plans de réorganisation, qui s’est comptée en morts – immolation, pendaisons, noyades, défenestration… ? C’est “par littérature interposée” que Sandra Lucbert, qui a assisté au procès, résout cette énigme. La justice n’a pas réussi à se rendre extérieure au monde qu’elle jugeait, estime cette normalienne déjà autrice de deux romans. Ce pas de côté par rapport à la forme classique de l’essai ou du reportage met à nu la justice de classe et son langage. On comprend mieux, à l’issue de ce texte vif, intelligent, intempestif, pourquoi Personne ne sort les fusils.
Vous écrivez qu’au procès France Télécom, “le tribunal parle la langue qu’il accuse” et que “le monde qui juge est aussi le nôtre”. Comment cette compromission objective, et donc cette incapacité à juger les sept dirigeant·es de France Télécom, vous est-elle apparue ?
Sandra Lucbert — Votre formulation en termes de compromission objective est très exacte. Qui n’entendrait que « compromission » serait scandalisé : en cette affaire, l’exemplarité du tribunal a été inouïe, conforme au concept même d’appareil de justice. La cour ne s’est pas laissé intimider par les puissants, elle a instruit un procès impeccable et rendu une condamnation sans ambiguïté. Seulement, vous parlez de compromission objective, et c’est bien de ça qu’il est question.
Comme le mot “alliance” change de sens dans le concept d’alliance objective de Lénine, au TGI j’ai constaté une impossibilité structurelle à juger le néolibéralisme : l’opération de la justice se trouve compromise, c’est-à-dire mise en danger, diminuée. Par quoi ? Par la difficulté de maintenir une extériorité, depuis laquelle un jugement serait possible. Certes, il y avait l’extériorité du droit, mais elle était presque résiduelle – en témoigne le dérisoire des peines maximales.
“La justice parlait la même langue que les prévenus, entreprenait de les juger à partir de leurs catégories et de leurs formes d’énoncé”
Une autre extériorité était requise, plus fondamentale : l’extériorité de la langue, des énoncés, des discours. Celle-là était quasi inexistante. Car la langue du néolibéralisme est devenue hégémonique au point de saturer complètement l’espace social et institutionnel.
D’une certaine manière, la justice parlait la même langue que les prévenus, entreprenait de les juger à partir de leurs catégories et de leurs formes d’énoncés. L’imprégnation par le langage limite considérablement les oppositions possibles. Pour le coup, l’issue de la bataille s’en trouvait structurellement compromise, au sens où elle était menacée d’annulation complète, et en tout cas très entravée. Cela m’a sauté aux yeux, parce que j’avais à ce moment-là les lunettes adéquates pour le voir : je travaillais depuis trois ans sur les effets sociopolitiques de la macro-économie !
Dans tout ce qui se disait, dans l’état des corps comme dans l’architecture du tribunal, j’ai vu s’activer les structures de la liquidité financière. Et ce, dans une grammaire tellement cohérente, métastasant avec un tel systématisme le déroulement des débats, que je lui ai donné un nom : Lingua Capitalismi Neoliberalis : LCN, en référence à la LTI de Klemperer (Lingua Tertii Imperii, essai de 1947 sur « la langue du IIIe Reich » – ndlr).
Le titre de votre livre fait référence à la capacité de la Langue du Capitalisme Néolibéral (LCN) à étioler la colère, à neutraliser la révolte. La politique est-elle avant tout un champ de bataille lexical ?
Un champ de bataille langagier, oui : le choc des formes et des catégories par lesquelles on met le monde en sens. Gramsci a tout dit là-dessus : dans un Etat, il y a un appareil de force et l’ensemble des mécanismes de naturalisation d’un certain ordre de domination, le « c’est comme ça », installé dans et par le langage (Gramsci avait fait des études de linguistique). Et c’est ce régime d’évidences qui empêche la colère de faire irruption – j’entends : la colère politiquement construite.
S’il n’y a qu’une seule langue, celle des dominants devenue celle de tous, alors les dominés souffrent de quelque chose dont ils ne distinguent pas les contours, et qu’au surplus, la langue générale contredit ou nie. C’est pourquoi la colère ne trouve aucune issue : il lui faut un catalyseur pour précipiter. Elle a pour condition une conversion du regard.
Il faut qu’on puisse voir le monde différemment, que se produise une remise en sens plus en accord avec ce qu’on expérimente quand on est du côté des dominés. Alors seulement, on peut agir. Frantz Fanon ne dit pas autre chose : à rester emmailloté dans leur langue, on n’a que le ligotage et l’étouffement pour destin. Dans Les Damnés de la terre, se dépêtrer de ce que la langue nous inflige est décrit comme une libération de notre capacité musculaire : s’en arracher, c’est sentir son corps-esprit tout entier rendu au mouvement.
Vous convoquez à la barre des auteurs : Rabelais, Melville et Kafka notamment. Que vous permettent-ils de mettre en évidence ?
Les remises en sens dont je parlais à l’instant peuvent se faire dans la littérature, ce que Proust appelle “traitement par la prose” : une conversion du regard. Rabelais, Melville et Kafka font des proses optiques, leurs textes sont puissamment révélateurs. Ils m’ont aidée à faire parler la LCN, à rendre visible par le texte ce que la LCN invisibilise.
D’une part : l’existence d’un corps collectif qui nous façonne jusque dans nos manières de parler – en l’occurrence, selon l’agenda néolibéral. D’autre part, comment cette mécanique sociale fonctionne, par l’intermédiaire de quelles structures, selon les intérêts de qui. Ces trois auteurs m’ont aidée à fabriquer ce dispositif optique.
La Colonie pénitentiaire permettait de rendre sensible la machine de torture que constitue une société, qui nous travaille en permanence dans la direction qui est la sienne. Bartleby, c’est le récit de l’éradication de celui qui, soudain, refuse d’aller dans le sens de l’évidence générale : en l’occurrence, celle du capitalisme – c’est le sous-titre : Une histoire de Wall Street. Quant à Rabelais, l’épisode des paroles gelées du Quart Livre porte à l’évidence que chaque langue contient, exprime, produit un monde, et lui seulement. J’ajoute que le dégel des paroles gelées est aussi ma méthode d’écriture pour ce livre.
J’ai cherché à faire changer d’états la LCN, pour que le solide néolibéral soit rendu à sa vérité liquide. Qu’alors on puisse “distinguer les cibles” : les structures de la financiarisation qui nous martyrisent sans qu’on les identifie, raison pourquoi “personne ne sort les fusils” – faute de savoir contre quoi.
Vous citez Chirac, Fillon, Juppé et Jospin comme également responsables de ce qui est arrivé à France Télécom, pour avoir assuré la transcription de directives européennes en France. Edouard Louis tenait lui aussi à nommer les politiques dont les réformes ont abîmé le corps de son père, dans Qui a tué mon père. Partagez-vous avec lui ce postulat que “la politique est une question de meurtre” ?
Je fais de la littérature : “sortir les fusils” est bien entendu une métaphore du combat politique. Ceci étant dit : les structures n’apparaissent pas par magie, elles sont mises en place et renforcées par des agents identifiables. Ainsi on peut distinguer les architectes – ceux qui installent les structures de la financiarisation – et les fonctionnaires – ceux qui les font marcher. Les personnels politiques qui nous ont rivés – et continuent de nous river – aux dérégulations européennes et à la concurrence libre et non faussée sont les architectes de la colonie qui détruit les corps – individuels, collectif.
>> A lire aussi : Sur scène, un bouleversant Edouard Louis dans “Qui a tué mon père”
Donc je les nomme, car leur création leur revient de droit. La logique des choses aurait voulu qu’ils fussent aux côtés des prévenus, la logique du droit rendait cela impossible. Quant aux prévenus, ils comptent parmi les plus éminents fonctionnaires de la structure/colonie, ils la font passionnément fonctionner, avec ce ravissement d’eux-mêmes qui était si frappant aux audiences, et qui ressemble à s’y méprendre à l’enthousiasme de l’officier de Kafka. Un enthousiasme d’exécutant qui ne laisse pas place à la considération pour le corps supplicié au passage.
C’est un constat : ces individus en détruisent d’autres avec une sincère satisfaction du travail accompli. Sans doute le font-ils sous l’effet de déterminations structurelles. Mais il nous est loisible, à nous qu’ils démolissent, de nous défendre de leurs agissements. De vouloir les empêcher de nuire, de vouloir transformer les structures qu’ils servent, sans quoi les mêmes actions seront reconduites par d’autres.
“S’arracher à la langue dominante, ça demande de la déranger”
Votre livre, issu de l’observation directe du procès, n’est ni un reportage ni un essai, mais une forme littéraire hybride. Est-ce une manière plus efficace de faire effraction dans le discours des dominants et de palier leur déni des violences ?
Oui, c’est une forme hybride, car s’arracher à la langue dominante, ça demande de la déranger, comme dit Nathalie Quintane dans Ultra Proust. Il fallait construire de quoi déjouer les concaténations automatiques de la LCN, gripper son ronronnement sédatif. Je voulais qu’on remonte la chaîne des causes, les yeux de la pensée grands ouverts. Donc le texte progresse par sections courtes, qui passent d’un registre à l’autre, avec pour idée de tenir l’esprit alerte, jusqu’à distinguer aussi bien les origines du monde de la liquidité que ses fonctionnements et ses acteurs, jusqu’à se dire : “Ah, ça y est : là, je vois !”
Cette expression vient quand on a enfin compris quelque chose qu’on a mis du temps à saisir, et cette saisie se fait par un détour de langage, en multipliant les manières d’aborder un point obscur, jusqu’à le clarifier. Ainsi, dans le dernier tiers du livre, j’ai fait parler certains prévenus dans des monologues en vers libres, avec pour espoir qu’arrivé à ce point dans la lecture, on les comprenne enfin. Mon intention formelle, c’était de travailler la prose jusqu’à produire un effet de saillance analytique, qui mette en relief dans leur discours même le monde d’évidences depuis lequel ils parlent : celui de la liquidité financière.
Il fallait ça pour effacer le déni des violences qui est l’effet le plus vicieux de la LCN : elle sert les intérêts actionnariaux, elle efface donc la destruction des individus que cela implique nécessairement. Et, oui, il est indispensable de fracasser ces énoncés jusqu’à leur faire dégorger la vérité des opérations qu’ils soutiennent.
Personne ne sort les fusils (Seuil/Fiction & Cie) 156 p., 15 €
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