Cette année, l’épiscopat français a dit sa “honte” face à la pédophilie dans l’Eglise. Mais pas plus : dans plusieurs diocèses, le malaise continue et des prêtres pédophiles retrouvent une paroisse à leur sortie de prison.
Partons maintenant pour l’Aveyron. C’est un autre décor, celui d’une abbaye du XIIe siècle entourée d’arbres et de collines inhabitées. Ici, vivent un prêtre et trois laïcs. Le père Jean-Baptiste, la quarantaine, qui célèbre la messe le dimanche ; Muriel, jeune femme brune de 38 ans ; Gisèle, ancienne religieuse de 60 ans, infirmière de métier, et Alain, ancien religieux du même âge. Ensemble, ils entretiennent l’immense jardin de l’abbaye, son cloître, sa tour carrée, la salle capitulaire.
« Tenez vos distances, il n’est pas net »
Depuis dix ans, ils sont en guerre contre leur communauté religieuse, les Béatitudes, qui appartient à la mouvance du Renouveau charismatique et fait en ce moment l’objet d’un examen de reconnaissance au Vatican. Ils se retrouvent isolés dans cette abbaye parce qu’ils ont dénoncé à la justice le frère Pierre-Etienne, un pédophile qui a sévi dans leur communauté.
Muriel, en jean et long gilet de velours noir, nous reçoit dans sa petite maison près du cloître. Quand elle est arrivée ici en 2000, quarante catholiques, prêtres et familles laïques se partageaient cette abbaye pour vivre et prier ensemble. La première fois qu’elle aperçoit le frère Pierre-Etienne, elle est frappée par son charisme. Le frère est musicien, il compose des chants religieux vendus en cassette et en DVD, qui assurent un revenu à la communauté.
« Il avait une présence extraordinaire, se souvient Muriel. Lors des assemblées, il était capable de faire se lever des foules pour chanter. Il a vécu dans de nombreuses communautés qui se battaient pour l’avoir. A chaque fois, il savait se faire apprécier, se rapprochait des familles, donnait des cours de piano aux enfants. On l’appelait Titou Bisou. Il est même devenu le parrain d’une quinzaine d’enfants. »
Louis, un jeune homme de 30 ans que nous avons rencontré à Paris, se souvient que nul n’ignorait les agissements de Titou Bisou. « Au premier camp de vacances que j’ai fait avec lui à Lisieux, à l’âge de 15 ans, en 1994, un frère nous a prévenus : ‘Il faut tenir vos distances avec frère Pierre-Etienne, il n’est pas net.’ On savait tous ce que cela voulait dire. » Les religieux de l’abbaye aussi savaient : trois prêtres l’avoueront des années plus tard au procureur de Rodez. Mais la peur du scandale, se défendront-ils, les dissuadait d’alerter la justice.
L’église sait qu’il est pédophile… et lui confie des camps d’été
Quand le frère Pierre-Etienne est envoyé dans cette abbaye en 1998, il est déjà repéré par l’Eglise en tant que pédophile. On lui confie pourtant la mission d’aider le père Jean-Baptiste à organiser des camps d’été ou à diriger la musique…
Dès les premières semaines, Muriel décèle chez lui des comportements curieux. « Je trouvais son attitude équivoque avec les enfants. Je le voyais se promener dans des shorts moulants. Il recherchait beaucoup le contact physique avec les enfants. J’ai fini par lui poser la question directement, chez lui : ‘Tu as un problème avec les enfants ?’ Il s’est effondré sur son siège. Il a confessé une attirance pour les enfants mais n’a voulu avouer aucune agression précise. Je décide d’alerter la famille qui logeait avec ses trois enfants en face des appartements du frère. Je leur conseille de ne plus laisser les enfants seuls avec lui. J’alerte aussi le chef de la communauté, le père François-Xavier Wallays. Quelques jours après, un émissaire à lui vient m’annoncer que je dois rester chez moi et ne plus venir aux offices !
Je sais que cela paraît fou, mais je suis restée enfermée comme une prisonnière dans ma petite maison pendant une année entière. On m’apportait ma nourriture, je cuisinais chez moi, je passais mes journées à prier. Je recevais cette punition comme une mise à l’épreuve de ma dévotion aux autres. Dans la communauté, tout le monde obéissait sans réfléchir. Les autres membres avaient interdiction formelle de me parler. Mais deux d’entre eux bravaient cet interdit et venaient me rendre visite en cachette la nuit. C’était Gisèle et le père Jean-Baptiste. »
En 2001, les choses bougent. A Avranches, dans le nord, une victime de frère Pierre-Etienne dépose une plainte au tribunal. Cette jeune fille l’accuse de l’avoir touchée et caressée en 1990 dans la communauté de Mortain, dans la Manche, lorsqu’elle avait 10 ans. Le frère est convoqué au tribunal en 2003. Cette année-là, Muriel a terminé sa pénitence et a retrouvé une vie normale au sein de la communauté. Elle conseille au frère Pierre-Etienne d’avouer au juge s’il a touché d’autres enfants. Elle se souvient qu’un jour d’octobre, elle était en visite chez lui avec le père Jean-Baptiste. Quand soudain le téléphone sonne. Pierre-Etienne décroche. Muriel raconte la suite :
« En confiance avec nous, Pierre-Etienne branche le haut-parleur et on entend la voix d’un des chefs des Béatitudes, le père Fernand S. (qui a refusé de nous parler – ndlr). Je me souviens de tous ses mots. Fernand disait à Pierre-Etienne : ‘N’écoute pas Muriel ! Si tu lâches d’autres noms d’enfants, tu iras en prison. Crois-moi, obéis-moi : si tu m’écoutes, tout s’arrêtera. Nous connaissons la nièce d’un évêque, avocate à Paris, qui connaît un procureur qui va pouvoir intervenir et ton affaire s’arrêtera. »
Nous avons pu récupérer un courrier qui prouve que cette avocate, qui n’avait rien à voir avec l’affaire, recevait pourtant des informations. Dans ce courrier daté du 27 novembre 2003, l’avocat du frère Pierre-Etienne (aujourd’hui malade et injoignable), informe celle-ci de l’avancée du dossier. Nous avons joint cette avocate qui a sèchement répondu ne pas savoir de quoi nous parlions. Quand nous citons cette lettre qui la tenait informée du dossier, elle raccroche. Muriel reprend son récit :
« Finalement, Pierre-Etienne a suivi mes conseils. Quand il a vu la juge, il lui a révélé d’autres crimes. On arrivait maintenant à quinze enfants en tout. La juge lui a demandé d’écrire une lettre de pardon aux parents de deux fillettes qu’il avait tripotées quand elles avaient 10 ans. Mais le 19 janvier 2004, elle se déclare territorialement incompétente en renvoyant le dossier au procureur de la République. Après cela, il n’y a eu aucune suite. »
Aujourd’hui, le dossier reste enfoui au parquet d’Avranches, qui n’a pas su nous expliquer pourquoi.
Il avoue des actes sur 57 enfants
A l’abbaye, aussi souvent qu’elle peut, Muriel se rapproche du frère Pierre-Etienne pour lui demander où il en est de son problème avec les enfants. Un jour de 2007, il en révèle encore. Il avoue à Muriel des actes pédophiles sur 57 enfants de 5 à 14 ans, dans presque toutes les communautés de France. Pierre-Etienne se déclare soulagé mais n’a pas le courage de se dénoncer à la justice. Il laisse Muriel noter sa confession et rédiger un dossier complet comportant le nom des enfants, les dates, les lieux, qu’elle remet au chef des Béatitudes, le père François-Xavier Wallays.
Un mois plus tard, le 20 août, Muriel écrit au procureur, à l’évêque de Rodez et à l’achevêque d’Albi, monseigneur Carré. Le procureur envoie des policiers qui entendent les victimes. Une quinzaine de plaintes sont aujourd’hui en instruction, et le frère Pierre-Etienne se retrouve sous contrôle judiciaire, dans un environnement familial « sous surveillance ». Son procès s’ouvrira au printemps 2011.