Dans la capitale, alors que l’on compte des dizaines et des dizaines de bars et de clubs gays, très peu de lieux dédiés aux femmes homos et bies gardent la tête hors de l’eau. Pourquoi la nuit lesbienne est-elle si fragile ?
Devant la Machine du Moulin Rouge, une épaisse file d’attente serpente le long des barrières de fer. Face aux portes, des grappes de filles s’amoncèlent. Ce soir, a lieu l’un des plus importants rendez-vous clubbing lesbien de la capitale : la Wet for me, une soirée nomade « par des filles, pour des filles » imaginée, il y a dix ans, par le collectif Barbi(e)turix. Autrefois au Nouveau Casino, un jour à la Machine, un autre au Cabaret sauvage, « la Wet » n’a pas de domicile fixe, même si elle investit souvent les mêmes dancefloors.
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Pour qui connaît un peu la nuit lesbienne parisienne, le nomadisme n’a rien de nouveau. Depuis la fin des années 2000, des collectifs ont rivalisé d’imagination pour produire des soirées aux quatre coins de la capitale : la Clito Rise (l’ancètre de la Wet for me), la Foleffet, la GLIT, la Womexx, puis plus récemment la soirée Diivineslgbtqi+, la Drama, etc. Une mobilité qui n’est pas sans lien avec la fermeture progressive de bars destinés aux femmes lesbiennes et bies et le manque aujourd’hui de lieux sédentaires. Les passages piétons arc-en-ciel du Marais en sont témoins : les bars lesbiens restent rares dans une capitale pourtant largement irriguée en bars, clubs et cafés. On les compte sur les doigts d’une main, ils se nomment la Mutinerie, le Bar’Ouf, le 3W Kafé, le Ici bar de filles ou encore le So What.
Rendre visible, l’invisible
Une carence qui n’est pas exclusivement parisienne. Même dans une ville comme New York, réputée pour sa vie gay animée, le nombre des bars destinés aux femmes queer se réduit comme peau de chagrin. En mars dernier, le Bum Bum bar fermait ses portes après vingt ans de loyaux services, laissant NYC avec seulement trois bars lesbiens : Henrietta Hudson, Cubbyhole et Ginger’s Bar. Pour Ken Lustbader du NYC LGBT Historic Sites Project, la perte est funeste. « Bien que leur importance soit souvent sous-estimée ou ignorée par la société hétérosexuelle, les bars et autres établissements jouent un rôle central dans la culture LGBT en tant que centres d’acceptation, de communauté et d’activisme LGBT », décrypte-t-il. La fermeture des lieux dédiés aux lesbiennes participe ainsi d’une systématique invisibilisation des femmes – et a fortiori des lesbiennes – dans l’espace public.
La rue, comme la nuit, se conjuguent au masculin. « Dès que les femmes montrent des marques d’affection en société, elles font face à un ensemble d’agressions, allant du simple regard, à l’insulte et parfois jusqu’à l’agression physique. Or ces bars permettent de suspendre cette forme de contrôle social pour offrir un espace sécurisant pour les femmes », analyse Sarah Jean-Jacques, doctorante en sociologie et spécialiste des questions liées au genre et aux sexualités. « La quasi absence de bars lesbiens est révélatrice d’une part de l’invisibilité des lesbiennes dans la ville mais aussi dans la société. Ces lieux sont importants, parce qu’ils permettent à la fois d’avoir un ancrage territorial sédentaire mais aussi d’installer des repères de visibilité qui peuvent amener les femmes lesbiennes à se sentir plus à l’aise avec leur identité. »
Une communauté plus précaire
En plus d’être moins visible dans l’espace public, les lesbiennes, parce qu’elles sont des femmes, sont souvent plus précaires que les gays. Sortir, consommer mais aussi créer des lieux leur est plus ardu. « Les lieux sédentaires sont très difficiles à monter, ils coûtent chers, posent des soucis de voisinage… Et comme la communauté LGBT est plus précaire, elle a plus de mal à créer des endroits. Bien sûr, il y a beaucoup de lieux pour les garçons mais c’est parce qu’ils sont tout simplement plus avantagés pour beaucoup de choses. Ils restent des hommes, même dans une communauté LGBT », souligne Rag, DJ et créatrice des soirées Wet for me.
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Conscient des problématiques qui traversent la nuit lesbienne et trans, Ju, a décidé, il y a presque sept ans de sauver les murs d’un bar de filles, alors menacé de fermeture. Le lieu était promis à Starbucks, finalement il deviendra la Mutinerie. Le 176 rue Saint-Martin est aujourd’hui un « espace féministe ouvert à tou-TE-s, par et pour des Meufs, Gouines, Trans’, Queer », l’entrée est toujours gratuite et les consommations restent bon marché. Un modèle économique périlleux pour un bar au cœur de Paris. « Le but de la Mutinerie c’est d’être un lieu de socialisation. Tu ne peux pas prétendre l’être si pour pouvoir boire trois bières dans la soirée, les client.es ne peuvent plus s’acheter à manger le lendemain », insiste Claire, membre du collectif gérant le lieu. Parce qu’ils apportent une réflexion sur les dominations systémiques de la société, ce type de bar permet à des femmes lesbiennes et bies de se rencontrer quelque que soit leur milieu social.
Chacun.e cherche sa soirée
« S’il y a de moins en moins de bars lesbiens, ce n’est pas seulement que le public n’a pas beaucoup d’argent ou que les filles sortent moins, c’est aussi lié au phénomène de gentrification. C’est intéressant de voir que dans les petites ou moyennes villes certains lieux lesbiens ont moins de mal à survivre que dans des lieux comme New York ou San Francisco où les loyers explosent. Ce qui tue la nuit lesbienne, c’est avant tout, la spéculation immobilière », affirme Ju. « Pour ne pas fonctionner à perte dans une ville comme Paris, un bar LGBT ou pas, est obligé d’attirer une clientèle chaque jour d’ouverture. »
Les soirées itinérantes se sont donc développées pour s’extraire du joug financier que représente un endroit fixe mais pas exclusivement. Pour Rag, elles répondent aussi à une autre demande, et à d’autres envies de sorties. « Il y a quelque chose d’attrayant à découcher des endroits dans lesquels on sort habituellement. Pour moi, c’est extrêmement politique d’investir des lieux qui ne sont pas a priori identifiés LGBT. C’est prendre de la place, montrer qu’on est là et qu’on investit l’espace public. C’est aussi offrir autre chose artistiquement, ne pas se contenter de la cave qu’on nous offre. J’avais envie de sortir de la cave. Je trouve ça génial d’emmener 2000 gouines à Pigalle. » En ce sens, les soirées nomades, sont une manière symbolique et politique de se réapproprier, le temps d’une soirée, un lieu hétéronormé. Ils participent, de fait, non pas à la précarisation de la nuit lesbienne mais à sa visibilité.
Alors que les bars lesbiens galèrent, la nostalgie du Pulp reste intacte. Ce club a fait les beaux jours de la nuit lesbienne, de 1997 à 2007. Mais n’a jamais eu de digne successeur. « Est-ce qu’un club comme le Pulp marcherait aujourd’hui ? » s’interroge Rag. « Il y aurait peut-être un effet de mode de trois mois et on se lasserait. Des endroits ferment, d’autres ouvrent, des collectifs se créent chaque jour. Avant il avait le Pulp, point. Aujourd’hui, les filles doivent se bouger le cul. » D’ailleurs les choses bougent, on raconte qu’un nouveau bar lesbien devrait d’ailleurs voir le jour cette année dans le 20ème arrondissement à Paris sous l’impulsion de Sophie Morello, elle-même initiatrice des Kidnapping, des soirées… itinérantes.
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