Ce 18 mars, les russes devront se prononcer sur la réélection de Vladimir Poutine à la tête du pays. Qui y a-t-il dans la tête de ce peuple ? Avec son livre « Un continent derrière Poutine ? », la journaliste Anne Nivat a tenté de répondre à cette question, toute en nuances.
Grand reporter, prix Albert Londres et écrivaine, Anne Nivat a été correspondante à Moscou pour Libération pendant plus de dix ans. A l’orée de l’élection présidentielle en Russie, la journaliste a parcouru le pays d’est en ouest pendant quatre mois à la rencontre du peuple russe, loin des clichés. Le résultat prend la forme d’un livre, Un continent derrière Poutine (Ed. Seuil), et d’un documentaire qui sera diffusé dimanche 18 mars à 17 h 05 sur France 5.
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Pourquoi les Occidentaux ont-ils autant de préjugés à propos de la Russie ?
Anne Nivat – La Russie – qui est en même temps proche et lointaine – est un pays qui fait peur parce qu’il y a un chef d’état qui est le même depuis dix-huit ans, un ancien agent secret soviétique. Et tout cela nourrit un fil narratif sur Vladimir Poutine, qui est largement relayé par les médias, et qui fait que l’on occulte un peu le reste. Le peuple russe est quand même beaucoup plus nuancé, et qui est tout aussi intéressant si ce n’est plus que son leader.
Vous avez traversé le pays d’est en ouest, à la rencontre d’artistes, d’entrepreneurs, de prêtres, d’homosexuels… Chacun est très nuancé quand il s’agit de parler de Vladimir Poutine. Pourtant la plupart d’entre eux vont quand même voter pour lui le 18 mars, comment l’expliquez-vous ?
Ont-ils vraiment le choix ? lls vont voter pour lui tout en expliquant les nuances, les Russes ne sont pas plus bêtes qu’un autre peuple. Les pro-Poutine peuvent mettre des bémols à leur soutien au président russe, comme les anti-Poutine peuvent aussi finir par dire que comme il n’y a personne d’autre, ils sont bien obligés de l’accepter. Ce sont, dans les deux cas, des choix qui nous paraissent, à nous Français, qui ne sommes pas du tout habitués à ce cas de figure, totalement originaux. Mais c’est le quotidien des Russes et ils ont beaucoup plus de facilité à accepter leur sort que nous à propos d’eux. Ils sont extrêmement pragmatiques ; à part Vladimir Poutine il n’y a personne. Et c’est avant tout parce que le président a annulé toute opposition à lui-même au fil des années, et donc aujourd’hui même s’il y a théoriquement plusieurs candidats, finalement il n’y en a qu’un. Quand on est réélu au premier tour, c’est que les autres candidats comptent très peu. Et les Russes le savent très bien, ils ne sont absolument pas dupes. Dès que l’on s’intéresse en profondeur à la complexité d’une société, on se rend compte que cette société-là est vivante, mouvante. Il est important d’écouter ce que cette société dit sur elle-même.
Pourquoi voter Poutine n’est-il pas forcément voter pour un dictateur dans la tête des Russes ?
Pour eux, Vladimir Poutine n’est pas un dictateur. La qualification de « dictateur « est employée par les Occidentaux. Mais ce n’est pas eux qui vivent en Russie. Si les Russes n’emploient pas le mot dictateur il faut qu’on cherche à comprendre pourquoi justement.
Ksenia Sobtchak, dont le père fut maire de Saint-Pétersbourg, peut-elle être une opposante sérieuse à Poutine dans les prochaines années ?
L’avenir le dira. Le fait est que pour ce scrutin-ci c’est un coup d’essai, elle parvient à se faire prendre au sérieux, ce qui est déjà pas mal. Ce n’était pas gagné d’avance… Il y a beaucoup de misogynie en Russie comme il y en a en France également. Je me souviens parfaitement de la candidature de Ségolène Royale à l’élection présidentielle, elle a quand même reçue beaucoup de quolibets, voire plus encore. Ksenia Sobtchak est très jeune, elle a 36 ans, elle est connue pour être une animatrice d’une émission de télé-réalité qui a dure six saisons, Dom (« maison » en russe), l’équivalent du Loft français. C’est ça qui l’a rendue extrêmement populaire. C’est aussi une icône de la mode, elle est la rédactrice en chef de L’Officiel russe. Elle est suivie par 3 millions de personnes sur Instagram. Et, enfin, elle est la fille d’un homme mort lorsqu’elle avait 18 ans qui était le maire libéral et démocrate de Saint-Pétersbourg, et qui était le supérieur de Vladimir Poutine quand il travaillait là-bas, il était en quelque sorte son mentor. Donc il y a quand même un lien particulier entre Vladimir Poutine et elle, un lien qui n’est pas évident parce que l’un comme l’autre ne veulent pas commenter sur cette proximité, mais beaucoup pensent en Russie que Ksenia Sobtchak est la filleule de Poutine.
Elle s’est piquée de politique à partir de 2011, lorsqu’elle est descendue dans la rue lors des grandes manifestations de l’époque, elle a rejoint les rangs de l’opposition, les libéraux, les communistes, et le mouvement de Alexeï Navalny, ce juriste qui n’a pas été autorisé à se présenter à l’élection présidentielle de cette année. Mais aujourd’hui son problème à Ksenia Sobtchak c’est que, tout d’abord, elle ne va faire qu’un pourcent des voix à peine, et surtout que va-t-elle faire après ? Continuer dans la politique sera difficile. Alexeï Navalny qui était jusqu’ici à ses côtés, sera certainement contre elle. Si elle persiste, et je pense qu’elle le fera, je ne sais pas si elle lancera un parti politique, mais en tout cas cette candidature lui a permis d’être propulsée dans sa visibilité médiatique dans un autre domaine, la politique. C’est quand même une nouvelle Russie qui suit cette jeune femme, même si pour le moment les gens sont un peu méfiants vis à vis d’elle, mais elle fait son trou.
De même pour Alexeï Navalny, peut-on imaginer qu’il prenne de l’ampleur d’ici 2024 ?
Ce sera son choix aussi, le problème en Russie c’est comment continuer d’exister par rapport à Poutine ? Le Kremlin a réussi à le mettre de côté en l’empêchant de se présenter, mais ça n’empêche pas Navalny d’avoir un impact énorme par l’intermédiaire des médias sociaux, et ça évidemment qu’il va continuer de l’augmenter. Il fait beaucoup de vidéos virales qui sont vues plusieurs millions de fois. Mais ce pays étant ce qu’il est avec une propagande des médias d’état tellement énorme, qu’il a du mal lui aussi à faire son trou, même s’il trouve sa place petit à petit. Ce qui sera intéressant de voir ce sont quelles « armes » médiatiques, sociologiques, ou politiques, lui et Ksenia Sobtchak vont réussir à utiliser. Mais c’est certain que le Kremlin est quand même obligé de prendre en considération leur existence. Ne pas autoriser Nalvalny à se présenter c’est quand même un aveu de l’anxiété du Kremlin.
A la fin du documentaire vous laissez entendre qu’il se murmure que Vladimir Poutine ne mènera pas son mandat jusqu’à la fin, pensez-vous que cela soit crédible ?
Evidemment. On ne pas prévoir ce qu’il va se passer, mais un mandat de six ans c’est long, il peut se passer beaucoup de choses, et Vladimir Poutine peut avoir envie, de lui-même, de s’écarter du pouvoir parce qu’il aura senti, à tort ou à raison, qu’il ne pourrait pas terminer ce mandat, ou alors on pourrait le pousser de côté, ou alors on pourrait le sortir avant, ou bien, il pourrait lui-même se trouver un successeur… Ce qui semble d’ailleurs être le plus probable puisque c’est comme ça qu’il est arrivé au pouvoir. Il avait été sorti de l’anonymat par le président Boris Eltsine. En 1999 tout le monde était stupéfait, personne ne connaissait ce nom. Il était un inconnu total, il est devenu l’homme qui a eu la plus grande longévité au pouvoir après Staline, il est même en train de le dépasser.
Donc est-ce que Vladimir Poutine ne sera pas tenté de faire la même chose ? On peut penser qu’il le fera, qu’il trouvera quelqu’un qui lui succèdera et en qui il aura confiance, pour ne pas justement avoir des ennuis. C’est toujours le problème de ceux qui quittent le pouvoir : Comment le quitter ? Comment rester dans l’ombre tout en gardant une certaine influence ? Mais pour le moment nous ne sommes sûrs que d’une chose : Vladimir Poutine va être réélu ce dimanche 18 mars, que ça plaise à l’Occident ou non. Il va poursuivre le même style de politique, il ne peut pas changer. Il est cet homme patriote, paternaliste, avec beaucoup d’arrogance vis-à-vis de l’Occident, persuadé qu’il a raison, et ça, cela ne changera pas.
Un continent derrière Poutine (Ed. Seuil), sorti le 15 mars, et le documentaire sera diffusé dimanche 18 mars à 17h05 sur France 5.
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