En le faisant fusionner d’une manière aussi inattendue que brillante avec l’un de ses plus fameux héritiers, « Puyo Puyo Tetris » donne un coup de jeune au roi des puzzle games. Trente-trois ans après la création de « Tetris » par l’ingénieur russe Alekseï Pajitnov, on n’a pas fini de voir des briques tomber.
La fièvre est de retour. Même dans le noir, même les yeux fermés, on voit à nouveau des briques tomber. Des briques, mais aussi des petits blobs colorés dont on nul ne sait exactement comment ils se sont retrouvés là. Tetris est de retour et, comme au temps de sa gloire entre la fin des années 80 et le milieu des années 90, on est bien incapable de lui résister. Rectification : en réalité, Tetris ne s’était jamais vraiment absenté.
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Son histoire, peut-être la plus singulière de toute l’histoire des jeux vidéo, est connue – à part pour ses zones d’ombre, qui ne manquent pas. En 1984, un jeune ingénieur soviétique du nom d’Alekseï Pajitnov donnait naissance à un casse-tête ne ressemblant à rien de ce qui se jouait alors. En traversant le rideau de fer, Tetris allait devenir un phénomène mondial, s’incrustant sur à peu près toutes les plateformes imaginables (ordinateurs, consoles, bornes d’arcade, calculatrices graphiques, smartphones…) et contribuant accessoirement au succès presque aussi massif d’une autre icône de l’époque : la GameBoy.
Depuis, Tetris a gagné des suites et des modes de jeu, a grandi et rétréci, tenté de se réinventer en 3D, conquis le monde du design et de l’art contemporain et serait même sur le point de devenir un film de science-fiction à gros budget – auquel on ne croira vraiment que quand on le verra. Mais sa dernière mutation en date pourrait bien être la plus emballante de ces vingt dernières années : souvent imité, Tetris vient de fusionner avec l’un de ses plus brillants héritiers.
Ce dernier a pour nom Puyo Puyo et s’il reprend le principe des formes descendant du haut de l’écran qu’il convient d’assembler pour les faire disparaître, c’est cette fois d’abord une affaire de couleurs. Au lieu de chercher à remplir des lignes comme dans Tetris, on tente ici de réunir au moins quatre petits ronds de la même teinte. S’il y en a davantage et/ou si l’on parvient à déclencher (plus ou moins volontairement) des réactions en chaîne, le résultat et notre score n’en seront que plus satisfaisants. Dans quel esprit malade a bien pu surgir l’idée de combiner ces deux gameplays dans un même jeu ? Le pire est qu’à l’usage, ce mariage imprévu confine au coup de génie.
Depuis Tetris, tout bon puzzle game se doit de faire osciller le joueur entre deux états. A l’horizon, la maîtrise qui, lorsqu’elle totale, amène à jouer sans y penser, comme si l’on ne faisait plus qu’un avec la machine et son programme, comme si l’on était devenu l’une des pièces d’un système cybernétique parfait. Mais, pour que le jeu en vaille la peine, il faut que cette maîtrise soit fréquemment mise en danger, que le joueur sente monter une certaine fébrilité, voire, quand tout s’accélère ou que se produisent des événements imprévus, qu’il se laisse gagner par la panique. Dans Tetris, c’est typiquement ce moment où l’on perd le contrôle et où, alors qu’on a mal placé un tétramino, on échoue à imbriquer les suivants. Alors la pile grandit, la vitesse augmente et l’on sent qu’on n’y arrivera pas – sauf que parfois si, et le plaisir que procure le sursis obtenu par miracle ou grâce à un soudain retour de virtuosité est immense.
Puyo Puyo Tetris, dont la première version date de 2014 mais qui était jusqu’ici resté inédit en dehors du Japon, repose tout entier sur ce type de mise en danger. Quel que soit le mode que l’on choisit parmi ceux qui réunissent les deux jeux (« fusion », « swap », « party », « big bang »…), tout semble mis en œuvre pour extraire le joueur de sa zone de confort. Quand une grille de Tetris vient à intervalles réguliers remplacer à l’écran une autre de Puyo Puyo, ça passe encore. Là, on parvient globalement à reconfigurer notre cerveau à temps pour éviter que l’alternance de blobs et de tétraminos ne cause trop de dégâts. Mais, dans le mode qui les fait se succéder au sein du même cadre, la surchauffe menace car, malgré les points communs entre les deux jeux, les manières de penser auxquelles ils font respectivement appels sont bien différentes. Alors, parfois, on perd nos moyens, on fait n’importe quoi. D’autres fois, ça passe tout juste – on a bien failli essayer de remplir des lignes avec nos puyos, mais finalement non, on s’est repris in extremis.
Et puis, soudain, on s’en sort merveilleusement sans bien comprendre comment, comme si notre esprit était un peu en retard sur l’alliance formée derrière son dos par notre œil et notre main. C’est à la fois déstabilisant et grisant, une expérience inédite et pourtant presque familière, comme un souvenir qui s’imposerait à nous sous une forme nouvelle. C’est du mash-up vidéoludique, un truc hybride et tressautant et, pourtant, ici s’exprime l’essence même du jeu de Pajitnov. Le crossover fait revenir les sensations d’autrefois, de quand Tetris était nouveau et mystérieux. De quand il nous bousculait et nous obsédait. On n’en revient pas mais il faut pourtant se rendre à l’évidence : Puyo Puyo Tetris est presque plus Tetris que Tetris lui-même. A part peut-être quelques titres en réalité virtuelle (disons Rez Infinite, Thumper et Polybius), on ne voit pas bien ce que la planète jeu vidéo peut proposer actuellement d’aussi immédiatement excitant.
Note aux puristes (et aux trouillards) : Puyo Puyo Tetris permet aussi de pratiquer les versions classiques et séparées de chacun des deux jeux. Il se révèle par ailleurs monstrueusement riche en variantes et options (solo, multi, en ligne…) et, s’il ne sera sans doute pas du goût de tout le monde, on raffole même de son mode « aventure » criard et délirant avec ses animaux kawaii bizarres qui braillent « Gugu ! » ou « Pipi ! » entre deux parties. Puyo Puyo Tetris pourrait bien être le puzzle game ultime, celui qui ferait oublier toutes les autres versions d’un certain jeu né à Moscou il y a plus de trois décennies. Tetris est mort. Vive Tetris.
Puyo Puyo Tetris (Sega), sur Switch et PS4, de 30 à 40€ (textes à l’écran en anglais)
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