Sous la houlette de Tetsuya Mizuguchi (“Rez”, “Child of Eden”), le jeu vidéo le plus pratiqué de tous les temps devient quelque chose d’inouï : une expérience totale, sensuelle autant que cérébrale, en particulier si l’on enfile un casque de réalité virtuelle. A qui demanderait ce qu’il y a eu de vraiment neuf dans le jeu vidéo cette année, la réponse est toute trouvée : “Tetris”.
C’est un drôle d’endroit dont on ressort un peu différent. Un peu augmenté, un peu illuminé. Un endroit où l’on peut apercevoir beaucoup de trucs raisonnablement familiers (des animaux, des objets, des bouts de paysages…) mais qui ne ressemble pourtant à aucun autre. Il s’agit d’ailleurs moins d’un lieu que d’un état, ou d’une succession d’états, de sensations, du chaud et du froid, de l’euphorie et de la terreur, du soulagement, de l’espoir. C’est une expérience philosophique, aussi. Le plus beau jeu vidéo de 2018 nous est parvenu. Il s’appelle Tetris.
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De l’hypnagogie à la synesthésie
Par l’expression “effet Tetris”, on désigne, nous dit Wikipedia, un phénomène qui peut se produire “lorsqu’un individu consacre tellement de temps et d’attention à une activité que cette dernière commence à modifier sa pensée, ses images mentales et ses rêves”. Dans le cas de Tetris, c’est, typiquement, cette tendance à discerner dans ce qui nous entoure des forme à assembler et, subsidiairement, à voir des briques tomber quand on ferme les yeux. “Dans ce sens, poursuit notre ami Wiki, l’effet Tetris est une forme d’état hypnagogique”, c’est-à-dire “intermédiaire entre celui de la veille et celui du sommeil”. Aujourd’hui, la recherche de cet état est officiellement revendiquée par un jeu, Tetris Effect, la dernière relecture en date des principes du jeu vidéo le plus populaire de tous les temps né un beau jour de 1984 dans un laboratoire de recherche soviétique et dont l’impact culturel dépasse largement le seul monde du jeu vidéo. Et sur lequel, après le brillant crossover Puyo Puyo Tetris de l’an dernier, on ne pensait pas se ré-enthousiasmer si rapidement. Mais ce Tetris nouveau n’est pas l’œuvre de n’importe qui car, sous sa façade presque anonyme, se cache l’un des trois ou quatre plus grands game designers de tous les temps, ici crédité comme producteur : Tetsuya Mizuguchi.
De Rez (dont on ne s’est toujours pas remis du retour en réalité virtuelle de 2016) à Child of Eden en passant par Every Extend Extra, Mizuguchi a fait de la synesthésie (soit, pour aller vite, l’association et la stimulation mutuelle de plusieurs sens) son principal champ de recherche, avec le peintre Vassili Kandinsky comme inspiration première. Mais on peut aussi voir en lui un maître des états hypnagogiques qui, après avoir déjà proposé ses propres variations sur l’œuvre d’Alekseï Pajitnov (Lumines voire Meteos dont il était producteur), devait nécessairement rencontrer Tetris un jour. Ce jour est arrivé et il est particulièrement glorieux.
Le John Coltrane du jeu vidéo
Peut-être vaudrait-il mieux voir les grands jeux vidéo du passé comme des classiques que comme des standards, au sens musical du terme, que des artistes d’horizons divers auraient tout bénéfice à s’approprier pour en donner leur version personnelle. Ainsi de Tempest qui a sublimement muté au fil des années grâce au travail joyeusement obsessionnel de Jeff Minter, de Pac-Man (devenu, par exemple, Pac-Pix ou Pac-Man 256), de Space Invaders (voir Space Invaders Extreme ou Space Invaders Infinity Gene) ou même de Sonic avec Sonic Mania. Autant de nouvelles versions qui sont moins des suites à proprement parler que des reprises sous un autre angle, entre hommage, torsion et trahison comme, disons, quand John Coltrane reprenait Summertime ou My Favorite Things. Pour Tetsuya Mizuguchi (qui, tout bien pesé, pourrait bien être le John Coltrane du jeu vidéo), le standard de choix s’appelle donc Tetris. Et sa reprise a logiquement autant en commun avec le Tetris original qu’avec ses jeux précédents.
L’une des idées de génie de Mizuguchi, c’est de ne pas s’intéresser seulement à la dynamique de Tetris, mais aussi à son “habillage” traditionnel : ses musiques et ce qui, sur les écrans d’ordinateurs, sert de cadre au rectangle dans lequel le jeu prend place, illustrations et fonds d’écran divers. Dans Tetris Effect, tout repose ainsi sur le rapport entre ces deux espaces, entre notre activité de joueur assemblant des tétrominos comme au bon vieux temps et ce qui se passe autour. Chaque niveau du mode principal tient de la variation sur un thème (le désert, les profondeurs de l’océan, le chant des méduses, la fête hawaïenne…) qui joue à la fois sur son univers graphique et son ambiance musicale. Mais, ici, rien n’est figé : les sons changent en fonction de nos actions mêmes alors que les formes changent, apparaissent et disparaissent, jusqu’à l’explosion scintillante. Alternativement relaxant et oppressant, drôle et euphorisant mais parfois aussi un rien mélancolique, ce son et lumière n’est jamais séparé de notre partie de Tetris. Entre elle et lui, c’est une alternance constante de rapprochements et d’éloignements, de correspondances subtiles et de dénégations stimulantes. Parfois, on dirait qu’une offensive est lancée contre nous. Parfois, ce serait plutôt une célébration. Et quand, soudain, apparaissent des montgolfières, léger, on croirait s’envoler dedans.
Abstrait et concret, primitif et sophistiqué
Si Tetris Effect impressionne autant, c’est qu’il travaille à la fois le corps et l’esprit, en particulier si on le pratique en réalité virtuelle – ce qui est très, très recommandé. Là où d’autres jeux en vue tout à fait recommandables (comme celui-ci ou celui-là) nous racontent gentiment de longues histoires, lui touche directement à l’intérieur, mais tout en finesse, comme un musicien ou un peintre naviguant dans ces zones incertaines de la création où ce qui semble a priori abstrait (des formes isolées, sans contexte ni récit associé) se révèle au contraire, quand on s’y abandonne sans crainte, incroyablement concret.
L’un des éléments les plus frappants de Tetris Effect, ce rhythm game fantasmagorique, réside dans ses brusques accélérations du tempo. On sait qu’elles vont inéluctablement arriver, qu’il faudra alors parer au plus pressé, ranger nos briques tant bien que mal en évitant que l’écran ne se remplisse, tenir jusqu’à la fin de la tempête. On les attend, on les devine en fonction de la musique, on les craint. Et quand elles sont passées, on se sent comme convalescent, on sourit un peu, tremblant. On est complètement là et en même temps un peu ailleurs, comme révélé à nous-mêmes par ce jeu à la fois primitif et follement sophistiqué qui, dans sa langue singulière, nous parle de ce que cela fait d’être au monde. A l’écran : une photographie mouvante et d’autant plus ressemblante de quelque chose que, faute de mieux, on appellera l’esprit humain. On s’y reconnaît en s’y perdant alors qu’autour de nous, tout danse. Tetris Effect est immense.
Tetris Effect (Monstars / Resonair / Enhance), sur PS4, environ 40€
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