A la fois jeu d’arcade débordant d’idées et album de pop synthétique qui n’en manque pas non plus, la nouvelle création de l’excellent studio suédois Simogo (« Year Walk », « The Sailor’s Dream »…) célèbre avec un style ahurissant les noces de la musique et du jeu vidéo.
« Dans une ville semblable à la vôtre vivait une jeune femme heureuse et paisible. Mais un jour son cœur vola en éclats. Son chagrin traversa l’espace et le temps. » Ainsi (et sur la voix de Queen Latifah) s’ouvre Sayonara Wild Hearts, le « pop album video game » du studio suédois Simogo qui, après une succession rapide de sorties en forme de quasi-sans-faute dans la première moitié des années 2010 (Kosmo Spin, Bumpy Road, Beat Sneak Bandit, Year Walk, Device 6, The Sailor’s Dream, SPL-T), s’était fait plutôt discret depuis quatre ans. A cela, une explication simple : le duo formé de Simon Flesser et Magnus Gardebäck (aka Simogo) œuvrait dans l’ombre à la création de son œuvre la plus ambitieuse. La plus extrême, la plus folle, la plus lumineuse.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Chansons à jouer
Une moto file dans la ville noire et rose, en suivant une autre dont la pilote, masquée, vient d’apparaître. Soudain, cette dernière se retourne et nous lance une boule de feu. On l’évite et on redémarre, slalomant entre les tramways pour ramasser les cœurs disséminés sur le sol. Stop. On descend de notre moto pour continuer la poursuite à pied, et on repart. Après avoir refait à peu près la même chose une deuxième fois, voilà que, soudain, la moto de devant se redresse, sa conductrice se retourne, nous fait signe de la main et réaccélère. Dans son sillage s’ouvre alors en ouvrant derrière elle une faille dans la route à travers laquelle on s’engouffre pour voler vers d’autres cœurs qui flottent dans les airs.
Cet improbable enchaînement constitue un peu moins de la moitié de Begin Again, le cinquième morceau / niveau de Sayonara Wild Hearts (qui en compte 23). C’est une chanson, donc, composée par Daniel Olsen et Jonathan Eng, complices habituels des deux gars de Simogo, et interprétée par la chanteuse suédoise Linnea Olsson. Une chanson très pop, vraiment chouette, d’ailleurs, et que, comme le reste de l’ »album », on peut tout à fait écouter indépendamment du jeu – dont la B.O., dans un style proche de Chvrches, est disponible sur les principales plateformes de streaming –, mais qui prend une toute autre dimension quand on la « joue ». Mais attention : pas comme un musicien qui pratiquerait son instrument – le nôtre se limite ici très concrètement à un stick directionnel et un bouton de la manette. Plutôt comme un danseur qui se laisserait pénétrer par le son, le tempo, mais aussi l’univers, l’esthétique de l’œuvre qu’il va habiter pour s’y faire une place et, tout en assumant son rôle dans le « récit », s’y exprimer d’une manière éminemment personnelle.
Lâcher prise
Jouer à Sayonara Wild Hearts, c’est d’abord lâcher prise et se laisser porter. Ne pas se demander constamment pourquoi, comment, où on va – tout cela viendra plus tard. Et accepter, aussi, que les signaux visuels ne sont qu’une partie de ce qu’il va nous falloir suivre car la musique est au moins aussi importante pour répondre correctement aux injonctions du jeu. Heureusement, le jeu ne se distingue pas que par son audace mais, aussi, par sa générosité, et ce à au moins deux niveaux. D’abord, même dans les phases les plus ardues – que celui qui n’a pas souffert en fonçant à travers les arbres de Forest Ghost nous jette la première pierre –, les développeurs s’appliquent à ne pas décourager le joueur. En cas d’échec, il est ainsi toujours possible de recommencer sans revenir trop loin en arrière dans le niveau ni être pénalisé sur le plan du score.
Si l’on n’y arrive vraiment pas, le jeu nous propose même d’abandonner la séquence problématique pour passer directement à la suite. S’il sait se montrer exigeant (notamment pour qui cherche à obtenir un rang « or » sur ses niveaux plutôt que bêtement « bronze » ou « argent »), Sayonara Wild Hearts est aussi un jeu pensé pour que chacun puisse en voir le bout. Et, après l’avoir « fini », le reparcourir à volonté comme il le ferait justement d’un album musical : dans la continuité (avec le mode « Album Arcade »), en piochant dans ses morceaux ou en bloquant obsessionnellement toujours sur le même (de Dead of Night à Parallel Universes en passant par Reverie, il y a de quoi faire). En vivant avec.
L’esprit de « Rez »
Mais sa générosité est d’abord ludique. La manière dont les développeurs de Simogo, à partir d’un principe d’interaction a priori aussi simple et limité, parviennent à renouveler l’expérience sur la durée se révèle tout à fait sidérante. Sans cesse, ils surprennent, changent de point de vue, passent d’un genre vidéoludique à un autre (runner, shoot’em up, sports extrêmes…), renouent (en l’accélérant nettement) avec le sens du surgissement fantastique de Year Walk (tiens, un loup robot géant à trois têtes nous bombarde) et empêchent le joueur de s’installer dans le confort. Parfois, ça paraît trop, comme dans ce niveau (génial) dont l’image clignotante nous fait alterner d’une seconde à l’autre entre plusieurs « versions » de son parcours (avec des positionnements différents pour les obstacles comme pour les trésors à ramasser). Et, finalement, on se glisse dans le tempo et cet étonnant exercice de jonglage mental devient grisant.
Sur ce territoire ludique et musical, sensuel et cérébral, figuratif et sentimental, on ne voit que Tetsuya Mizuguchi, avec Rez (auquel l’œuvre de Simogo fait référence presque explicitement à deux ou trois moments) ou Child of Eden, qui soit allé aussi loin et en faisant preuve d’autant d’assurance, de force et d’élégance. Avec cet incroyable Sayonara Wild Hearts, c’est déjà Noël. Un Noël glam et scintillant, ésotérique et joyeux. Cette merveille n’a qu’un défaut : elle fait paraître fades les autres jeux.
Sayonara Wid Hearts (Simogo / Annapurna Interactive), sur Switch, PS4 et Apple Arcade, environ 12€
{"type":"Banniere-Basse"}