On peut vendre son intelligence, son image, son habileté mais pas ses organes ou ses services sexuels. Non-sens, dit Ruwen Ogien, qui démonte les arguments des défenseurs de la dignité humaine.
Directeur de recherche au CNRS en philosophie morale, Ruwen Ogien met en place dans ses travaux une “éthique minimale”, antipaternaliste, fondée sur un principe de neutralité à l’égard des conceptions du juste et du bien et de considération égale pour chacun. Il a publié des essais passionnants comme Penser la pornographie (PUF, 2003), La Panique morale (Grasset, 2004), L’Ethique aujourd’hui (Gallimard, 2007) ou La Vie, la Mort, l’Etat, le débat bioéthique (Grasset, 2009).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
ENTRETIEN > Les sociétés démocratiques modernes, la France en particulier, autorisent les individus à donner des parties de leur corps – rein, foie, sang, sperme, ovocytes – mais pas à les vendre. Vous contestez cette hiérarchisation morale.
Si mon corps m’appartient suffisamment pour que je le donne, pourquoi ne suis-je pas libre de le vendre ? Il existe dans nos sociétés une sacralisation du don et une dévalorisation de toute autre façon de mettre ses biens ou sa personne à la disposition d’autrui. Mais le don n’est pas toujours un bien : pensez à certaines formes humiliantes de charité. De la même façon, le paiement en argent n’est pas toujours un mal. Il a au moins l’avantage de respecter l’autonomie de chacun. Certains continuent de penser qu’il ne faut surtout pas donner de l’argent aux pauvres pour éviter qu’ils ne le dépensent au bistrot, au bordel ou au PMU : cette façon de voir est une forme particulièrement grossière de paternalisme.
Dans le domaine du don d’organes, la crainte des dérives mercantiles entraîne toutes sortes d’injustices. On ne peut recevoir de greffon d’une personne vivante que si elle appartient à la famille proche. Que doivent faire ceux qui n’ont pas de famille assez large pour trouver une personne compatible ? Il est pratiquement impossible de refuser de donner un organe à un proche qui en a besoin : le don est toujours plus ou moins forcé. Devant de telles injustices, n’estil pas moralement préférable d’envisager d’autres solutions, plus anonymes, qui n’excluent pas une certaine forme de rétribution ?
Au nom de quoi défendez-vous le droit de se prostituer ou de vendre des parties de son corps ?
Dans un régime démocratique, l’usage de la menace et de la force par l’Etat contre ses propres citoyens doit être aussi limité que possible. Et ce qu’il faut justifier, dans un tel régime, ce n’est pas le droit de se prostituer ou de vendre des parties de son corps : c’est l’interdiction de le faire, la criminalisation de ces activités. Pour être légitimes, les raisons de la criminalisation doivent être impérieuses, non religieuses et non moralistes. Est-ce le cas aujourd’hui en France ?
Pour justifier l’interdiction de mettre son corps à la disposition d’autrui contre de l’argent, on avance deux sortes de raisons : justice sociale et respect de la dignité humaine. Il faut considérer les deux séparément. Si c’est une affaire de justice sociale, on doit se demander en quoi cette interdiction contribue à améliorer le sort des plus défavorisés. La réponse n’est pas évidente. Si c’est pour empêcher les personnes de porter atteinte à leur propre dignité qu’on leur interdit de proposer des services sexuels, des capacités reproductives ou des éléments du corps à des fins thérapeutiques, est-ce une raison valable ? Je ne le pense pas.
Pourquoi le concept de dignité vous gêne-t-il ?
Dans le débat public d’aujourd’hui, il est source de confusions. Il permet de justifier des causes contradictoires, comme le montre le débat autour de l’euthanasie. Au nom de la dignité humaine, on peut aussi bien justifier l’interdiction d’aider activement à mourir des patients souffrants et incurables que le contraire. Ce concept ne permet pas de faire un tri précis entre ce qui peut être légitimement acheté ou vendu et ce qui ne peut l’être en aucun cas.
Pourquoi serait-il contraire à la dignité humaine de vendre ses capacités à donner du plaisir sexuel ou à porter l’enfant d’une autre alors que l’on peut vendre ses capacités athlétiques, sa patience, son habileté, ses connaissances ou son intelligence ? Il n’y a pas de réponses qui fassent l’unanimité. Ce que je reproche surtout au concept de dignité, c’est son contenu paternaliste. Même dans la version kantienne, il ne sert pas à protéger les gens de la violence des autres mais à les protéger d’eux-mêmes, comme s’ils étaient des enfants turbulents et irresponsables. Il ne contribue pas à étendre nos libertés individuelles : il les limite.
En quoi la morale kantienne contamine-telle la majorité des esprits sur ces questions du rapport entre le corps et l’argent, comme les récents débats autour de la loi sur la bioéthique l’ont encore démontré ?
Chaque fois qu’on propose une innovation en matière de sexualité ou de procréation, comme l’assistance sexuelle aux handicapés ou la gestation pour autrui, on vous jette à la figure l’argument inspiré par Kant des dérives mercantiles possibles et des atteintes à la dignité humaine qui en découleraient. On présente cet argument comme le dernier rempart de la civilisation contre la barbarie. En réalité, il joue aujourd’hui un rôle incroyablement répressif. Il finit par nous empêcher d’envisager toute utopie sexuelle ou sociale. Il me semble que, pour retrouver le goût de ces utopies, il faudrait nous libérer de Kant et non sacraliser sa pensée.
Aujourd’hui, beaucoup dénoncent le prisme néolibéral, qui domine les échanges sociaux, et réclament des espaces de non-rentabilité. Ne craignez-vous pas d’être accusé de céder à l’idéologie marchande sur le champ du sexe et du corps ?
Je cherche surtout à montrer les graves dangers, pour la pensée progressiste, d’agiter n’importe comment et à n’importe quelle occasion l’épouvantail de la marchandisation.
Photo : Sr. Samolo/Flickr
{"type":"Banniere-Basse"}