Secret, Gossip, Whisper, Chuck… Des «applications de l’anonymat» essaiment depuis peu sur la toile, proposant de communiquer incognito online. Comment expliquer le succès de ces apps ? Peut-on encore être anonyme sur internet, à l’heure de la mise en scène de soi, du fichage de nos données, de la surveillance de masse ? Décryptage et analyse.
Gossip est en train de gagner son pari. Au cœur d’une polémique qui vit, début juin, la ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem monter au créneau et des associations de lycéens se mobiliser pour l’interdire, l’application s’est aujourd’hui installée dans le paysage numérique… et dans les smartphones des ados. L’app fonctionne sur un principe simple: “Démocratiser les ragots de façon totalement anonyme” comme l’affiche sa page d’accueil.
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L’utilisateur peut ainsi poster ses commentaires (texte, photo, vidéo) sans risque d’être identifié. Jusqu’ici, pas de problème : tout un chacun est libre se prêter au commérage comme bon lui semble. Les choses se compliquent pourtant, quand on connaît le cœur de cible de “l’application des ragots” : les plus jeunes, auprès desquels elle rencontre un succès sans précédent. Ainsi, les nombreux cas de ces collégiens terrorisés par les insultes postées par leurs camarades de classe avaient provoqué un tollé au début de l’été. De même que le précédent, outre-Manche, d’un jeune poussé au suicide par le harcèlement dont il fut victime sur une plateforme similaire, Ask.fm.
Cindy Mouly, la créatrice de Gossip, a eu beau jeu de rajouter une mention “interdit aux moins de 18 ans. Accepter pour commencer”, on sait que ce type d’avertissement a plutôt tendance à inciter qu’à décourager. De nouveau dans les smartphones, l’app des ragots devrait donc faire un retour triomphant à la rentrée.
L’ancêtre « Postsecret »
Gossip n’est qu’un exemple de cette myriade d’applications de l’anonymat, qui essaiment depuis peu sur le Net. Leurs méfaits provoquent parfois des réflexes liberticides, Le Figaro s’interrogeant carrément : “Faut-il interdire internet et les smartphones aux adolescents ?” “On ne peut malheureusement pas interdire Gossip”, déclarait pour sa part Najat Vallaud-Belkacem. On peut, en revanche, déconstruire la rhétorique et le marketing de ce type de gadgets. Comprendre pourquoi ces outils rencontrent un tel succès. Et en quoi ils posent (ou pas) problème.
Il faut d’abord revenir à l’ancêtre, au prototype. Créé en 2004 (soit la préhistoire du Net !), Postsecret, proposait de poster ses pensées ou images, photos, cartes postales, sans dévoiler l’identité du contributeur. Un site bon enfant de nature artistique donc, pour exprimer les talents cachés de tout un chacun. En 2011, son créateur, Frank Warren a l’idée de s’agrandir et de décliner son invention sous la forme d’une application téléchargeable pour téléphone portable. Immédiatement, des messages d’une tout autre nature viennent polluer les contributions anonymes : insultes, insinuations et autres injures homophobes. Malgré les tentatives de son modérateur pour enrayer le phénomène, l’application s’est transformée en dépotoir où les trolls se déchaînent sans vergogne. Quand ceux-ci visent personnellement Warren, celui-ci décide de jeter l’éponge.
Après c’est un peu la même histoire qui se répète à quelques variantes près. Lancée en 2014 à coup de millions de dollars, Secret fut de même dépassée par le cyber-harcèlement. En avril 2015, un juge brésilien demande à Apple et Google de supprimer l’app de leurs magasins et des terminaux des utilisateurs. Celle-ci dépose le bilan après 16 mois d’activité.
Le cas Whisper est plus inquiétant. En octobre 2014, le Guardian, qui envisage alors de créer un partenariat avec l’application, révèle comment celles-ci trace les smartphones de ses utilisateurs, conservant leurs messages sur de longues périodes. Un comble pour une technologie qui prétendait garantir l’anonymat de ses clients ! Le scandale fait quelques remous, un sénateur américain allant même jusqu’à demander aux responsables de s’expliquer à Capitol Hill. Ce printemps pourtant, Whisper dépassait les 10 millions de consommateurs outre-Atlantique.
Bleep vs. Snapchat
Depuis Whisper, le souci de confidentialité est devenu un argument de vente. « Service de chat 100 % anonyme et sécurisé« , Bleep, de l’américain BitTorrent, a inventé un protocole visant à rassurer ses utilisateurs. Un mode de « chuchotement » (qui reprend le nom du prédécesseur) supprime automatiquement vos messages une fois lus. Pour éviter toute possibilité de faire des captures d’écrans, Bleep masque même les noms des correspondants ou floute le contenu. « Tout ce que vous faites ou dites reste “bleep” pour nous« , explique Chrisian Averill, directeur de com chez BitTorrent. (“bleep”, en argot, désigne une communication cryptée). Le marketeur en profite pour dénigrer au passage le concurrent Snapchat:
« Avec eux, une copie de votre message est stockée sur un serveur quand vous l’envoyez. Du pain bénit pour les hackers, la NSA et tout autre personne mal intentionnée. »
Big Brother serait à l’affut de vos ragots les plus puérils ? Le philosophe Eric Sadin rappelle ce contexte de paranoïa extrême sur lequel ces applications surfent habilement, la peur étant devenue un business lucratif :
« Depuis Wikileaks, l’internaute le plus lambda se sait surveillé et écouté. La numérisation de nos existences et la dissémination de données relatives à nos comportements supposent de devoir parler à voix basse, en quelque sorte, afin de ne pas être écouté. »
De la à penser qu’Assange et Snowden se connecteraient sur Bleep ou Whisper… On en oublierait presque que les lanceurs d’alerte ont, depuis belle lurette, créé leurs propres logiciels, réseaux ou plateformes pour communiquer incognito, de Wikileaks à Tails en passant par TOR (The Onion Router) ou le plus récent Hornet.
Facebook responsable du déclin de l’anonymat sur le web
Dernier exemple en date, et sans doute le plus surréaliste : Facebook serait en train de travailler à une application mobile permettant de participer à des discussions sous pseudonyme. Au mois d’avril dernier, Mark Zuckerberg avait déjà annoncé Anonymous Login, une fonction permettant à un utilisateur de se connecter à une app sans partager de données personnelles avec son développeur. Ironie du sort, quand on se rappelle que le réseau social est en fait le principal responsable du déclin de l’anonymat sur le web. C’est, en effet, le « réseau d’amis » qui exige depuis longtemps qu’on donne son identité réelle afin d’ouvrir un compte. C’est à lui qu’on doit cette mise en scène de soi, qui est devenue la norme sur le Web. « Avant le 4 février 2004 (date de création de Facebook – ndlr), nous ne faisions pratiquement que ça”, rappelle Delphine Sabatier, directrice des rédactions de 01.net,
“Discuter sur la toile incognito avec d’autres inconnus, cachés derrière des pseudonymes. C’était, tout simplement, Internet avant Facebook. Bleep et consorts se positionnent d’ailleurs explicitement en ‘anti-Facebook’, comme une alternative possible au surpuissant réseau social.”
« On s’est rendu compte qu’on ne pouvait plus se marrer comme avant sur Facebook, enchaîne Yoni Kabalo, dont l’application Chuck vient de sortir, que certaines choses étaient dites et d’autres non, pour soigner l’image.” Chuck se veut un hommage à l’esprit subversif de l’écrivain Chuck Norris.
Au final, ces nouvelles formes d’anonymat en ligne vont également s’ajouter à la confusion générale qui règne déjà online entre nos différentes identités virtuelles, avatars, alias et autres pseudonymes. Delphine Sabatier décrit avec humour cette nouvelle forme de schizophrénie :
« Le matin je me connecte fièrement avec mon vrai nom sur Facebook, je brosse mon ego dans le sens du poil, et je ressors discrètement par la petite porte de derrière pour me rendre sur Whisper et poster incognito le secret qui me torture. Tu me promets, Whisper, que tu vas le dire à tout le monde mais que tu ne diras pas que c’est moi qui l’ai dit ? Sinon, j’te parle plus et je vais sur Secret. Et surtout, tu ne m’balances pas sur Facebook! »
Interrogé sur le sujet, un gamer de 16 ans affirme ne pas comprendre où est le problème, lui qui pratique Gossip et a cinq alias sur différentes plateformes. Conflit générationnel entre “vieux” technophobes dépassés d’un côté, et jeunes technophiles habitués à naviguer entre leurs multiples identités virtuelles de l’autre ? “Je est un autre” disait déjà Rimbaud, cet éternel adolescent.
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