Les restaurants parisiens sont-ils voués à tous se ressembler? A en croire les photos sur Instagram, oui. Peuvent-ils risquer d’être différents ? Enquête.
Quel est le point commun entre le bar lounge de la piscine Molitor, le coffee shop Folks & Sparrows, le restaurant raffiné La Petite Table, le gastro Vivant Cave et le steakhouse Beef Club ? Le sol. Des carreaux en ciment imprimés de cubes en 3D, un motif utilisé depuis l’Antiquité et popularisé par Pierre Hardy. Sa nuance varie selon le lieu, mais son succès est le même partout. Surtout sur Instagram, royaume des amoureux des sols.
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Le compte @Ihavethisthingwithfloors (« J’ai un faible pour les sols« ) totalise plus de 395 000 abonnés. La plupart des utilisateurs shootent leurs pieds joints sur un sol bariolé. D’autres préfèrent valoriser leur assiette sur le ciment coloré. Victoire Loup, community manager du guide Le Fooding, fait défiler les photos sur son smartphone :
« Là, c’était chez Clamato, et là chez Ob-La-Di. On me prend pour une tarée, mais ça rend 100 fois mieux avec le plat par terre. Ce genre de déco, ça donne plus envie de prendre le lieu en photo. »
« La nouveauté à Paris est très très maigre »
Plus les matières et les couleurs de la déco accrochent l’oeil, plus elle a de chances de devenir un marqueur de l’identité visuelle du resto. Pas étonnant que l’on retrouve tant de devantures rétro, de vaisselle fleurie ou en émail marbré, de suspensions au design industriel, d’ampoules à filament, de néons fluo, de trophées de chasse, de murs végétalisés, en briques…
François Simon, critique gastronomique, juge « la nouveauté à Paris très très maigre. Si je veux être surpris, je vais où il y a une vraie prise de risques comme en Angleterre, aux États-Unis, au Japon. Ici, les gens passent leur temps à se copier, à imiter ce qu’ils ont vu à l’étranger. Une fois qu’ils se sont assurés que le modèle original est bon, ils s’assoient dessus. »
Et ces modes arrivent par vague : « Il y a eu le style à la new-yorkaise, avec des lieux en briques comme le Joe Allen. Puis l’industriel. Là on est dans une époque japonisante, où l’on trouve des choses extrêmement dépouillées. » Et il y a ce que le journaliste appelle le « néo-néant », comme au Dersou, qu’il se plaît à décrire dans M le magazine du Monde :
« La salle semble sortie du tambour d’une machine à laver. Il ne reste plus rien, les murs éraflés, les briques, les poutrelles. On devrait la pendre sur un fil à sécher. »
« Les proprios de la brasserie Barbès ont tout compris »
« Les grandes tendances tarte à la crème, style déco industrielle ou le carrelage métro en faïence blanche, c’est pas mon truc, lance Régis Conseil, fondateur du studio Janréji, agence d’architecture d’intérieur spécialisée dans l’hôtellerie-restauration. En tant qu’archi, on se doit de proposer des choses auxquelles les gens ne sont pas habitués. Un sol avec un matériau nouveau par exemple. »
Sa dernière claque ? La brasserie Barbès. « Les propriétaires ont tout compris aux usages des Parisiens en 2015. C’est un endroit où tu rentres pour l’apéro et où tu peux ressortir à 5 heures du mat’. Le restaurant est en bas, le bar au premier. D’habitude, c’est plutôt l’inverse. Ils ont un petit club au deuxième, ça change de la boîte de nuit dans une cave. Le bémol, c’est la déco trop classique. Ça aurait pu être complètement dingue s’ils avaient tout dessiné comme à New York. »
Pour Marine Bidaud, directrice du Fooding, si « tous les bistrots de cuisine d’auteur et les coffee shop se ressemblent », il reste encore des concepts novateurs. Elle donne l’exemple de Hero, un restaurant coréen récemment ouvert rue Saint-Denis : « Il y a un lavabo central parce qu’on mange avec les doigts, du VJing – de la vidéo diffusée au mur – alors que c’était devenu ringard. »
L’assiette prime sur le décor
Cette uniformisation des restaurants, bars et coffee shops, qu’on retrouve dans d’autres capitales, ne tient pas qu’à un manque d’audace de ceux qui s’installent à Paris. Le consommateur y trouve son compte. Et il n’y a qu’à faire un tour sur Instagram pour le vérifier. L’assiette prime encore, mais le décor est souvent utilisé pour mettre en scène son repas. « Je ne sais pas si c’est voulu, mais on trouve plus de petites plantes ou de bouquets sur les tables. Ça fait de superbes photos », remarque Élise Challant, alias @elise_esthete, graphiste web passionnée par « l’univers food ».
L’homogénéisation ambiante pousse aussi les adeptes du « foodporn » à courir après les adresses récentes. « J’ai appris l’ouverture d’un café le jour même parce que je suivais le compte de quelqu’un du quartier », raconte la Parisienne, 1 700 abonnés au compteur. Mais le nouveau spot est blindé. « Là, la fille avec qui j’étais m’a dit : « Il faut absolument qu’on y aille parce que tout le monde photographie leur carrelage. » Sa motivation, c’était de prendre le décor en photo. »
L’époque n’aide pas non plus. Les restaurateurs cherchent à assurer leurs arrières. A moins d’avoir une trésorerie à toute épreuve ou de n’avoir rien à perdre, ils hésitent à investir dans un projet qui n’a pas encore fait ses preuves. Et ils ne sont pas les seuls à être frileux. Il y a un an, Mûre a ouvert rue Saint-Marc, à deux pas des Grands-Boulevards. Quand Arnaud Dalibot, son créateur, a évoqué l’idée de son « café-cantine » à son banquier, il lui a répondu : « Vous ne préférez pas ouvrir une franchise Subway ? »
Charlotte Hervot
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