D’une estampe d’Hokusai jusqu’à des films hyper explicites, le shokushu envoie balader toute bienséance sexuelle en représentant des femmes en plein coït avec des pieuvres ou autres monstres tentaculaires. Une histoire d’amour toujours aussi gluante, même après deux siècles.
Elles sont deux et enlacent de leurs tentacules roses la peau couleur de lait. Tandis que l’une goûte le sexe de la femme endormie, l’autre lui assène un baiser sauvage tout en saisissant la pointe d’un sein. Les yeux fermés, la bouche entre-ouverte, la rêveuse empoignée par les pieuvres affiche un visage aux traits insondables, comme un nœud indémêlable de jouissance, de rêve et de douleur.
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Née en 1814 sous les pinceaux du japonais Katsushika Hokusai, cette estampe baptisée Le rêve de la femme du pêcheur est depuis maintenant deux siècles l’une des étreintes les plus énigmatiques de l’histoire de l’Art. Au point que peu à peu, fasciné par cette œuvre en dehors de toutes convenance, le Japon a vu se développer de manière surprenante une forme d’érotisme basé sur les tentacules : le shokushu.
« Elles sont longues, flexibles et ne sont jamais fatiguées »
Car lorsqu’il peint Le rêve de la femme du pêcheur, Hokusai profite du climat tout particulier de l’ère Edo qui couvre le pays de 1603 à 1868. Refermée sur elle-même et ses traditions, la société japonaise affiche alors une incroyable tolérance vis-à-vis des estampes et tout particulièrement des shungas, leurs dérivés ouvertement sexuels. Pourtant, avec l’ouverture au reste du monde caractérisant l’ère Meiji qui va suivre, le Japon s’aligne progressivement sur le puritanisme occidental et les shungas tombent progressivement sous le coup d’une censure que la seconde guerre mondiale ne fait qu’accentuer.
Des rectangles noirs sur les sexes
En punissant d’emprisonnement et d’amendes quiconque vend et distribue du matériel jugé « obscène », l’article 175 du code pénal japonais refrène lui aussi de manière drastique l’érotisme local et le shokushu. Doutant de ce qui est considéré comme obscène et de ce qui ne l’est pas, les auteurs et société de production prennent donc l’habitude de pixeliser ou de recouvrir d’un rectangle noir les sexes de leurs personnages.
Mais alors que naissent dans les années 80 les mangas dits « Hentai » qui se consacrent plus particulièrement à la pornographie et à ses déviances morales, certains auteurs commencent à se questionner sur les moyens de contourner la censure. Pionniers indétrônable du genre avec l’emblématique manga Urotsukidōji, Toshio Maeda est l’un des tout premiers à avoir introduit dans les hentai la métaphore des tentacules :
« J’ai commencé à dessiner des tentacules à l’âge de 35 ans car comme elles ne sont pas considérées comme des pénis, la censure ne pouvait rien y faire. Mais en plus de cela, les tentacules peuvent pénétrer les femmes beaucoup plus facilement. Elles sont longues, flexibles et ne sont jamais fatiguées. En fin de compte, elles représentent ce dont rêvent beaucoup d’hommes. »
Tentacle porn
Alors qu’aujourd’hui, les hentai avec des tentacules sont devenus l’un des genres les plus populaires au Japon, certains producteurs de films porno se posent donc logiquement la question quant à la mise en scène de ce « tentacle porn » dans la réalité. C’est le cas tout particulièrement du photographe et réalisateur Daikichi Amano. Dans ses locaux de Genki-Genki Productions, cet enfant terrible d’Hokusai tourne en effet des vidéos dans lesquelles des actrices s’essaient à bon nombre de jeux sexuels douteux avec des pieuvres, mais aussi avec des anguilles, des poissons ou des grenouilles. Des images troublantes qui ont valu à leur auteur d’être décrit par Marilyn Manson comme « une combinaison entre Jean Cocteau et Jacques Cousteau ».
Tenant en grande partie de l’art de la performance, le travail de Daikichi Amano reprend donc le principe du shokushu, mais il le précipite dans ses ultimes retranchements lors de tournages durant lesquelles actrices et équipes techniques finissent généralement par vomir. Pourtant, derrière leur caractère profondément subversif, les film de Genki-Genki Productions s’inscrivent malgré tout dans une tradition purement nippone allant de Toshio Maeda au Rêve de la femme du pêcheur et remontant même jusqu’à certaine tendance animiste du shintoïsme japonais.
Les tentacules à la conquête du monde
Il est donc surprenant de voir qu’au fil des ans, le shokushu ait finit par s’implanter en occident, à milles lieues des mentalités et coutumes de son archipel d’origine. Dès les années 70, le cinéaste Roger Corman mêlait en effet sexe et tentacules pour renforcer la dimension monstrueuse de ses films The Dunwich Horror ou Galaxy of Terror. Plus proche de l’estampe originelle d’Hokusai et de son érotisme troublant, l’écrivain Patrick Grainville racontait avec volupté l’histoire d’une pieuvre et d’une jeune veuve dans son roman de 2010 titré Le Baiser de la pieuvre, tandis que le photographe Pierre-Joël signait une série de nus mettant en scène des mannequins et un poulpe bricolé. Tout récemment, c’est également la chaîne ARTE Creative qui proposait avec Cachez moi ce poulpe ! un documentaire détaillé sur l’évolution du shokushu au fil du temps.
Mais loin de n’être qu’une affaire de tradition et d’histoire, la représentation érotique des pieuvres dans l’art tient aussi tout simplement de la dimension purement plastique de l’animal, comme le rappelle le peintre Zak Smith, auteur de la série 100 Girls and 100 Octopuses :
« Je souhaitais reproduire la même peinture cent fois. J’ai choisi de représenter une femme et un animal mais je voulais éviter que ce dernier ait une symbolique trop facile. Beaucoup d’animaux sont assez contraignant à peindre : un éléphant nécessite beaucoup de place, un lion doit toujours être de la même couleur, et de manière générale les animaux terrestres ont besoin d’une surface sur laquelle se tenir debout. Alors que les poulpes peuvent aller partout, être de n’importe quelle taille et de n’importe quelle couleur. Ce sont de véritables caméléons marins ».
Mystérieuse, sensuelle et graphique, la pieuvre n’a donc pas fini de ventouser les imaginaires et de déployer ses bras roses dans la tête de toutes les admiratrices du tableau d’Hokusai. Car nul doute que face à la puissance érotique d’une telle œuvre, nombreuses sont celles qui finiront par s’assoupir comme la femme du pêcheur.
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