Depuis quelques années, les D.A. des maisons de mode se succèdent à une allure folle. Le temps où un créateur portait une marque ad vitam æternam semble bien loin derrière… Mais d’où vient cet empressement ?
Raf Simons remplacé par Maria Grazia Chiuri chez Dior, Alber Elbaz par Bouchra Jarrar chez Lanvin, Anthony Vaccarello succède à Hedi Slimane chez Saint Laurent, Clare Waight Keller quitte Chloé… La liste est longue, les changements incessants. Il arrive même, comme ce fut le cas pour Justin O’Shea et Brioni, que l’idylle ne dure que quelques mois. Que s’est-il passé depuis les quinze ans de Marc Jacobs passés chez Louis Vuitton ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Bruno Bénédic, consultant en stratégie de mode, explique: « On fait face aujourd’hui à un marché totalement obstrué. Difficile d’être le leader. Il faut être performant en permanence, créer de l’appétence« .
De la nouveauté, constamment. Pour répondre à cette manie qu’ont les consommateurs d’acheter et de passer à autre chose en un clin d’œil. Dans le milieu de la mode, la concurrence est en effet féroce, et la course à la rentabilité épuise les marques. Si, après l’arrivée d’une nouvelle figure créative, les résultats ne sont pas visibles rapidement, pas de prise de risque supplémentaire. Les investisseurs sont frileux. Mieux vaut essayer autre chose.
« Les investisseurs ont une vision à court ou moyen terme, ils se projettent globalement sur deux ans. Mais deux ans, cela ne laisse pas le temps à un créatif d’adapter ses idées et sa vision aux exigences d’une maison ! »
Résultat, le message est brouillé, la clientèle doute. La valeur ajoutée du produit existe-t-elle toujours sous l’impulsion de tel ou tel nouveau créatif ?
Une entente pas toujours cordiale
Ces chaises musicales de la création posent aussi des problèmes internes aux entreprises. Les interactions entre le directeur artistique et les équipes de stylistes sont quelquefois compliquées. Ces dernières connaissent les produits qui marchent, ceux à intégrer impérativement à la collection, et le schéma clientèle.
« Rien ne sert d’imaginer des pantalons hyper étriqués si la cliente type a une cinquantaine d’années. Mais si le directeur artistique refuse d’entendre ces suggestions, les conséquences peuvent être lourdes… »
Plus délicat encore, comme ce fut le cas à l’arrivée de Ricardo Tisci chez Givenchy, les équipes du créateur remplacent parfois intégralement celles de la maison, évacuant toute forme d’expérience et de connaissance de la marque. « Cela peut poser problème, le lien entre passé et présent ne se fait plus« .
Alors comment s’y prendre ? A qui faire confiance ? « Il n’y a pas de modèle idéal. On a testé le créateur invisible, le marketeur, le confidentiel… » Tout dépend du discours tenu par la maison. Le tout est de créer une histoire. Car même un créateur ultra discret, non communicant, va nourrir l’imaginaire qui gravite autour de la marque par sa discrétion. Margiela est l’exemple type. A l’extrême inverse, « le phénomène Olivier Rousteing, son hyper-médiatisation, c’est la même idée : une adéquation volontaire à l’entreprise Balmain. Le coté night life, brillant, c’est du discours de marque. » Difficile donc de trouver la perle rare, celui ou celle qui saura concilier don créatif, bonne appréhension du marché et discours bien pensé. Et si par chance on l’a trouvée, que se passe-t-il après ? Que va devenir Balmain si Olivier Rousteing s’en va ?
Echange de bons procédés
« Ce qui est assez étonnant, poursuit Bruno Bénédic, c’est qu’il y a pléthore de marques et un panel de créatifs finalement assez réduit. Les maisons se les échangent ! Maria Grazia Chiuri passe de Valentino à Dior, Nicolas Ghesquière de Balenciaga à Louis Vuitton. Il n’y a pas de réelle place pour la nouveauté, c’est trop dangereux. C’est pour cela que les gros groupes développent tous ces prix, ces concours, ces pépinières de talents. Pour les voir évoluer, les éduquer, et pouvoir les nommer à la direction créative de leurs marques lorsqu’ils sont mûrs. »
Pas de formule miracle donc, mais la nouveauté se situe peut être dans l’association et la collectivité. Certains optent pour le duo : Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer chez Courrèges, Lucie et Luke Meier chez Jil Sander, Laura Do et Bastien Laurent chez AVOC… Quand d’autres imaginent de véritables tribus créatives, où les compétences des uns complètent celles des autres. On pense évidemment aux 7 créateurs anonymes derrière Vêtements, dont on ne connait que le nom de Demna Gvasalia, ou à Etudes Studio. Une nouvelle façon d’envisager le travail, assez ingénieuse, plus humaine, qui évacue « le côté diva, l’idée du créateur dans sa tour d’ivoire« , qui le désacralise. Un partage des tâches qui permet aussi, sans nul doute, de réduire la pression qui pèse sur les épaules des D.A.
La mode est un secteur en mutation constante. Difficile de prévoir de quoi demain sera fait : les designers marchent sur des œufs. Karl Lagerfeld et son énergie légendaire (34 ans chez Chanel, 52 ans chez Fendi) sont sans doute l’exception qui confirme la règle.
{"type":"Banniere-Basse"}