Exit la chasse aux Pokémon. Cet été, avec « Dream Daddy », le parfait père célibataire est le nouveau Graal. Mais comment ce jeu de drague et de niche a pu s’imposer comme l’indispensable de la saison ? Autopsie d’un phénomène qui offre une vitrine de choix à la communauté LGBT.
Oubliez donc Splatoon 2, Arms et autres grosses machineries censées combler vos après-midis vidéoludiques. Le jeu vidéo de l’été sera gay et arty ou ne sera pas ! Succès surprise de la saison, Dream Daddy explose tous les records. Le détonnant pitch ? Le joueur incarne un père célibataire et homosexuel venant fraîchement d’emménager avec sa fille de 18 ans sous le bras. Et autant dire que le nouveau quartier paraît des plus sympathiques, tant il fait figure de véritable vivier de papas libres et gays aussi séduisants qu’attachants. Du rustre Brian à Robert le bad boy en passant par Mat la caution hipster, à vous et votre avatar virtuel de faire votre marché.
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Le mécanisme a beau ne pas révolutionner le genre des jeux de drague, il n’empêche : depuis sa sortie le 20 juillet dernier, Dream Daddy est devenu la nouvelle sensation du monde du jeu vidéo. Distribuée à 15 euros sur la plate-forme Steam, la simulation de dating s’est vendue à 100 000 exemplaires en l’espace de seulement huit jours. Et depuis, le succès ne se dément pas : inspirant cosplays, fanarts et même fanfictions, Dream Daddy gagne chaque jour de nouveaux adeptes. Mais comment ce modeste jeu de niche a a-t-il pu remporter les faveurs du grand public ?
Un succès programmé
Il faut le reconnaître : aussi nombreuses soient les licences de simulation de drague (Leisure Suit Larry en étant le fleuron), elles restent généralement réservées à une petite poignée de joueurs coutumiers du genre. Sans évoquer la représentation LGBT dans l’univers du jeu vidéo, noyée par la domination de grands héros hétérosexuels et sempiternellement de type caucasien. L’essor de Dream Daddy n’en est que plus inattendu… ou presque.
Derrière ce projet aux allures risquées, une solide équipe de têtes pensantes : Game Grumps, un groupe de youtubeurs gaming professionnels et extrêmement influents dans le domaine. Avec, pêle-mêle, près de 4 millions d’abonnés sur YouTube, 1,5 million sur Twitter et plus de trois milliards de vue toutes vidéos cumulées, le groupe de vidéaste est certes, indépendant, mais hautement prescripteur. D’autant plus que l’équipe maîtrise l’art de faire monter la tension. Le 14 juillet, date annoncée de sortie du jeu, le collectif annonce un délai afin de réparer quelques bugs. Une balle dans le pied ? Que nenni : des dizaines de milliers de fans expriment publiquement leur déception. Et certains médias spécialisés commencent à suivre l’affaire de près.
Fin, drôle et tendre
Mais le véritable coup de maître, plus que médiatique, est avant tout empirique. Game Grumps mise sur un simulateur d’expériences tirées de vie quotidienne à une époque où le joueur est submergé (et donc probablement lassé) par les blockbusters en tout genre. « De façon générale, un jeu qui aborde la sphère affective et le quotidien produit un effet de nouveauté sur la scène du jeu vidéo constellée de produits axés sur l’accumulation des points, la stratégie, et les combats » observe Tony Fortin, fondateur des Cahiers du Jeu Vidéo. C’est donc dans un contexte d’attente insoutenable, propice à l’originalité, qu’est sorti, une semaine plus tard, l’objet de tous les fantasmes.
Dans la forme, rien de bien nouveau sous le soleil : comme beaucoup de traditionnels simulateurs de drague, Dream Daddy fonctionne façon roman interactif imagé, où les cadres fixes et échanges écrits s’enchaînent. A l’instar des livres-jeux dont vous êtes le héros, le choix de certaines répliques au détriment d’autres modifient le scénario. Et, in fine, vos chances de conquérir votre interlocuteur. Et si l’on ne peut toujours pas taper (ou dicter) ses propres réponses, force est de constater que le jeu est riche en savoureux dialogues. Fins, tantôt drôles ou tendres, ils regorgent de références, de Stanley Kubrick à Dostoïevski. Tout un programme pour mettre en lumière la galerie de bachelors gays qui forment le principal attrait du jeu.
Le père célibataire, nouvelle machine à fantasmes
Mais pourquoi des centaines de milliers de joueurs s’extasient à l’idée d’incarner et/ou charmer ces âmes esseulées ? La figure du père célibataire en tant que tel est déjà un premier élément de réponse. S’il est moins branché que la « Milf » (« Mother I’d Like to F… « , soit « la mère que l’on aimerait avoir dans son lit »), le « Dilf » jouit désormais de sa petite notoriété sur les réseaux sociaux. Ecorché vif, sensible, mature, protecteur… Autant de qualités qui alimentent sans peine la machine à fantasmes. En témoigne son arrivée fracassante rayon littérature à l’eau de rose, d’abord outre-Manche, et à l’automne prochain dans nos librairies françaises. En effet, les éditions Harlequin, piliers de la romance, ont décidé d’honorer ce nouveau héros en faisant du père célibataire la pierre angulaire de trois romans de sa rentrée littéraire. Littérature et jeu vidéo étant deux arts souvent liés, l’émergence du « single dad » dans la sphère vidéoludique n’était qu’une question de temps…
Une influence « yaoi » évidente
Bien que la seule notion de père célibataire ne suffit pas : c’est l’orientation sexuelle des différents protagonistes qui fait toute la sève de la production. Dream Daddy puise essentiellement dans la culture du « yaoi », ces œuvres de fiction japonaise narrant les tribulations amoureuses et/ou sexuelles entre des personnages masculins. Longtemps limitée à une niche nippone, cette culture alternative gagne en notoriété en occident via la littérature gay pour jeunes filles, les mangas yaoi et les jeux vidéo comme celui-ci.
Si bien qu’aujourd’hui, la culture queer peut compter sur un public aussi fervent que féru avant tout composé de jeunes demoiselles hétérosexuelles. Un engouement provoqué par une disruption sociale, comme l’explique Albert Algoud pour Le Point. Loin des stéréotypes sexistes des habituelles romances proposées au cinéma ou en livres, le yaoi s’émancipe de tout carcan et pression sociale. Pas de bimbos à la plastique parfaite (et souvent refaite), de célibataires montrées du doigt… Le yaoi est une douce échappatoire souvent mielleuse, il est vrai, mais qui permet à ses lectrices de « s’évader pour vivre sans temps mort et jouir sans entrave ».
Le public gay, lui, ne boudera bien sûr pas son plaisir à l’idée d’enfin retrouver un jeu avec des personnages qui, possiblement, lui ressemblent. Au risque de nous répéter, les personnages sont bien écrits, subtils, et à mille lieues des clichés parfois malheureux partagés par la culture pop. Loin d’une féminité forcée ou, à contrario, d’une virilité exacerbée, les sept papas à séduire sont tous des parangons d’écriture vidéoludique qui ouvriront, à n’en douter, pas mal d’esprits. Car si aucun chiffre n’a été communiqué, pléthore d’hommes hétérosexuels, curieux ou tout simplement charmés par la hype, s’éprennent du phénomène. Ajoutons que le jeu propose, parmi sa ribambelle d’hommes à charmer, un Latino, deux Afros-Américains et un Asiatique… Bref, difficile de faire plus représentatif !
Vers une représentation plus importante de la communauté LGBT ?
Si comparaison n’est pas raison, il reste important de souligner que quelques franchises pop-corn (Mass Effect) ou plus indépendantes (Undertale) se faisaient déjà un devoir d’exposer la diversité sexuelle à travers ses protagonistes. Même si d’aucunes n’avaient, jusqu’alors, développé des héros queer avec autant de maestria que Dream Daddy. De là à lancer une nouvelle tendance gaming, donnant la part belle aux personnages issus de la communauté LGBT, il n’y a qu’un pas… que nous ne franchirons pas. « Je ne pense pas que Dream Daddy puisse amorcer un changement de fond car la plupart des développeurs restent masculins et hétérosexuels » soulève Tony Fortin.
Toutefois, l’expert se veut optimiste et constate une relative épiphanie de l’industrie vidéoludique quant aux questions de genre : “Les personnages féminins sont plus solidement écrits et moins stéréotypés, que l’on pense à Ciri dans The Witcher 3 ou à Catwoman dans Batman: The Telltale Series. Au niveau de l’homosexualité dans le jeu vidéo, son traitement reste l’apanage de quelques développeurs indé très minoritaire comme Robert Yang« .
Avant de concéder avec lucidité la toute-puissance des blockbusters en terme de représentations : « Tant qu’il n’y aura pas un ‘super-héros’ homosexuel issu d’une grosse production, il n’y aura pas de changement de mentalité majeur dans l’industrie car les gros studios sont très frileux… » Pour bouleverser les codes, les grandes firmes savent donc ce qu’il leur reste à faire.
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