Fraîchement réédité sur la Switch quinze ans après sa sortie, “Sphinx et la Malédiction de la Momie” est un bon exemple de ces jeux ni vraiment extraordinaires ni franchement mauvais auxquels on s’attache parfois plus que prévu. Mais d’où vient donc l’étrange attrait des jeux vidéo moyens ?
Il s’appelait Stanley et c’était le plus merveilleux des concombres. Coiffé d’un bonnet à pompon rouge et chaussé d’impeccables tennis blanches, il évoluait courageusement au sommet d’un échafaudage d’où il s’appliquait à faire descendre des disques dans le but de les empiler sur six piliers tout en évitant Puck la puce, Gluzz le concombre masqué, un droïde judicieusement baptisé Droid et l’indéfinissable Shmoll qui, tous étaient bien décidés à l’en empêcher. Conçu par un certain Carol Perconti et publié en 1984 par l’éditeur français Loriciels sur les micro-ordinateurs Oric et Thomson, Stanley fut l’un des plus grands jeux de son époque.
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Sauf que pas du tout. Tetris, Elite, 1942, Pitfall II, Marble Madness, Knight Lore, Karateka, King’s Quest, Boulder Dash, F-15 Strike Eagle : tels furent, avec quelques autres (et sans volonté d’exhaustivité), les vrais jeux vidéo importants sortis en 1984. Ceux qui ont inventé des choses, rebattu les cartes, ouvert la voie à d’autres et marqué leur temps. Et pourtant, pour nous, pendant quelques mois, aucun de ceux-là n’existait. Il n’y avait que Stanley. Qui, avec le recul, est rigolo et assez touchant, plutôt malin, mais en définitive très moyen.
En week-end avec Bob (l’Eponge)
Il est temps de révéler l’atroce vérité : dans la vie d’un gamer, même adulte et raisonnablement éclairé, il n’y a pas que des chefs-d’œuvre certifiés. Étant a priori un agiteur de manettes de goût, on devrait probablement s’appliquer à finir enfin la version remasterisée de Dark Souls ou le superbe The Witness laissé en plan depuis bientôt trois ans. Ou s’immerger à nouveau dans l’inépuisable Red Dead Redemption 2. Ou encore réviser nos Final Fantasy avant la prochaine vague de remakes (attendue en avril sur Xbox One et Switch avec les épisodes X, X-2 et XII). Mais, alors, qu’est-ce qu’on fait sur ce sous-Prince of Persia mâtiné de Zelda ? Que celui qui n’a jamais « perdu » un week-end sur la version Wii de Bob l’Eponge et la créature du crabe croustillant nous jette la première pierre – pas trop lourde, si possible, la pierre.
La pièce à conviction du jour a pour nom Sphinx et la Malédiction de la Momie. Paru à l’origine en 2004 sur les consoles de la génération PS2-Xbox-GameCube, le jeu conçu par le défunt studio Eurocom fait partie d’une vague de rééditions assez inattendue menée sur la Switch par THQ Nordic. Avant Sphinx, il y eut par exemple le peu mémorable (et néanmoins pas nul) Legend of Kay. Après, il y aura notamment Rad Rodgers. Pourquoi eux ? Mais pourquoi pas ?
Une rencontre de hasard
Si, au-delà, de son (très honorable) relookage HD qui, à défaut de le transfigurer, rend Sphinx et la Malédiction de la Momie plutôt agréable à regarder, quelques petits changements supplémentaires n’auraient pas été de trop pour rendre l’expérience de jeu plus souple et agréable (en rapprochant un peu ces maudits points de sauvegarde vraiment trop espacés), le charme du Sphinx n’en fait pas moins son petit effet – l’ambiance égyptienne et l’esprit cartoon n’y sont pas pour rien – pour peu qu’on décide de s’y laisser prendre.
« Décider » est le mot-clé : pour succomber à un jeu moyen – ou, plutôt, moyen + : il n’est pas question de faire ici l’éloge de la vraie médiocrité –, il faut au fond le choisir. Au départ, il y a une rencontre de hasard, comme pour l’enfant qui reçoit en cadeau un jeu vidéo élu (par ses parents, ses grand-parents, éventuellement lui-même) pour sa bonne mine plutôt qu’en fonction de ses qualités réelles et qui devra s’en contenter des mois durant. Puis vient, donc, la décision, forte, définitive : entre ce jeu et nous, on va s’attacher à faire vivre, croître et embellir, la relation. Parce qu’il est à nous, ce qui implique logiquement qu’on est aussi un peu à lui. Et puis, une fois qu’on est dedans, on ne va quand même pas l’abandonner lâchement. On n’est pas comme ça.
Les plaisirs ordinaires du jeu vidéo
Alors, jouant Toutankhamon, on explore le palais de Louxor en quête d’amulettes magiques – à noter : les sarcophages sont des passages secrets, ce qui est bien pratique. Et puis, en tant que Sphinx, le vrai héros du jeu qui manie avec virtuosité la supposée mythique Epée d’Osiris, on court, on grimpe, on se bat, on saute. On résout quelques énigmes pas bien méchantes, aussi. On a déjà fait tout ça souvent dans des jeux nettement meilleurs (et dans pas mal de moins bons) : ce qui donne son petit goût sucré-salé à Sphinx et la Malédiction de la Momie, c’est ce qu’on pourrait appeler les plaisirs ordinaires du jeu vidéo. Le noyau dur, la base, les valeurs sûres. Le plaisir d’(inter)agir, de se mouvoir, de prendre possession d’un monde virtuel édifié à notre intention. Ce qui, à défaut de se révéler nécessairement renversant, est toujours plaisant. A la limite, on ne joue pas vraiment à ce jeu précis : on joue au jeu vidéo de manière générale. Ce pourrait sans doute être un autre jeu, mais il se trouve que, cette fois, c’est celui-là. Pas d’autre enjeu que celui du jeu. Du coup, on s’attache.
Serait-on toujours amoureux de Stanley le concombre ? Peut-être encore un peu, même après toutes ces années. S’engager vraiment avec un jeu moyen est un acte fort. L’élirait-on parce qu’il est moins intimidant que les grands jeux ? Moins prétentieux, moins exigeant, plus accueillant ? Ou juste parce qu’il était au bon endroit au bon moment, avec ce je ne sais quoi qui fait toute la différence ? Une chose est sûre : les petits (jeux) s’approprient souvent les idées des grands qui, loin de leurs géniteurs, n’en deviennent pas moins bonnes pour autant. Et puis, un jeu moyen mais qui témoigne d’un minimum de goût (comme un film, un disque, un roman), de temps en temps, c’est reposant. Et si personne ne l’apprécie autant que nous, après tout, tant mieux. Un peu secret, un peu honteux, notre amour n’en sera que plus précieux.
Sphinx et la Malédiction de la Momie (Eurocom / THQ Nordic), sur Switch, environ 30€
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