Les jeunes regardent moins la télévision et certains ont même décidé de s’en passer. Enquête au sein d’une minorité.
« J’ai arrêté de regarder la télévision. J’ai arrêté d’un coup, définitivement, plus une émission, pas même le sport. J’ai arrêté il y a un peu plus de six mois, fin juillet, juste après la fin du Tour de France. »
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C’est par ces mots que débutait La Télévision de Jean-Philippe Toussaint, roman paru en 1997 dans lequel le narrateur décidait de se défaire d’un média (et d’un meuble) qui l’empêchait de plancher sur Le Titien. L’oeuvre de Toussaint n’a pas vraiment lancé la mode puisque les Français sont dans l’ensemble plus nombreux qu’en 1997 à regarder la télévision, selon la dernière enquête menée par le sociologue Olivier Donnat en 2008 pour le ministère de la Culture.
Tous les Français ? En fait, non. Si, après 45 ans, les Français regardent de plus en plus la télévision, le comportement des jeunes générations a profondément changé : pour la première fois depuis l’arrivée de la télé dans les foyers, le temps consacré à Nikos Aliagas, Michel Denisot et Laurent Ruquier a cessé d’augmenter voire a diminué chez les jeunes. Raison première et évidente : le jeune sort. Mais il sortait aussi en 1997.
Alors quoi ? Alors Internet, évidemment, dont la télé ne serait que l’ancêtre (dixit PPD aux Guignols). Mais pas seulement. Semblable à Jean-Philippe Toussaint, il existe une minorité de « jeunes » qui refuse aujourd’hui catégoriquement d’installer dans leur salon ce que Jean-Luc Godard a qualifié de « moyen de transmission » plutôt que de « moyen d’expression » et ont appris à vivre sans pointer leur mobilier vers le petit écran.
« Je n’ai pas la télé, ça coûte trop cher pour ce que c’est et même si j’en avais une, je ne la regarderais pas, la qualité des programmes est trop faible », raconte Laetitia, 24 ans, étudiante en philosophie et six ans sans télévision.
L’idée de payer la redevance pour Zemmour et Naulleau, ou pour Omar et Fred, ou Bataille et Fontaine, en a fait fuir plus d’un. Mais c’est surtout le dégoût et le sentiment de dépossession de soi qui dominent. « Quand j’ai emménagé dans mon nouvel appart, se souvient Benoît, 33 ans, intermittent du spectacle, quatorze ans sans poste, il y avait une télé et un câble mais personne ne s’en servait. Un jour, mon coloc a branché la télé et je me suis retrouvé deux soirs de suite seul à la maison à regarder des conneries pendant des heures. Alors on a décidé de couper l’antenne avec un sécateur. »
« Tu allumes cinq minutes et trois heures plus tard, tu te retrouves devant Motus », plaisante Maïwenn, 29 ans, commissaire d’exposition et attachée de presse, cinq ans sans télévision. Elle préfère suivre certaines émissions sur Twitter grâce au liveblogging, cette mode étrange qui consiste à raconter et à commenter de manière un peu caustique et en direct sur le réseau social les émissions qu’on regarde (« Han, Gérard perd en finale de Nouvelle star. Bouh », ce genre).
Ce sentiment d’aliénation est plus extrême encore pour Antoine, 23 ans, étudiant en lettres, quatre ans sans télé.
« Moi, j’ai arrêté en 2007, quand je suis parti de chez mes parents, raconte-t-il. J’ai vécu dans une famille où tous les repas se faisaient devant la télé. On a cessé de se parler et de se regarder pour diriger nos regards vers ce meuble. Je hais la télé parce qu’elle a endommagé mon rapport à mes parents et à mes frères et soeurs avec des programmes débiles. Je pense qu’elle n’appartient pas à notre génération. »
« Maintenant, je regarde des programmes en replay mais au moins je choisis. Un peu d’Arte et un petit Confessions intimes de temps en temps », admet pourtant Maïwenn.
A part le fait de ne pas avoir de télé, Benoît, Laetitia, Antoine et Maïwenn ont un autre point commun : regarder certains programmes par internet, sur les sites de France Télévisions (pluzz. fr) ou de Canal+. Des émissions en décalé (Le Grand Journal, etc.), quotidiennes ou hebdomadaires (Ce soir (ou jamais !), le zapping, la chronique de Nicolas Bedos, etc.), et des séries (américaines, surtout) téléchargées (pas toujours) légalement. « Je suis devenu mon propre directeur de programmes, raconte Antoine, je n’ai pas à subir le flux continu. »
En attendant, qu’il s’agisse d’argent ou de temps perdu, certains parlent de la télé comme d’un véritable intrus qui ne les concerne pas. « En Grande-Bretagne, tout doit être organisé autour de la jeunesse, explique le producteur de documentaires et de séries Bruno Nahon. En France, ça n’est pas le cas. Quand on est trop vieux, on ne veut plus de vous et quand on est trop jeune c’est même pas la peine. La France, pour beaucoup, c’est seulement les 35-55 ans. Et pour les télés françaises, c’est pareil. Elles ont une vision de la jeunesse totalement erronée. On n’arrive pas à écrire, à raconter un jeune comme le font Gus Van Sant ou Gregg Araki. Un gars de 25 ans, c’est pourtant aussi complexe qu’un type de 50 ans. »
Si l’industrie de la télévision, en tant que produit technique, tente de s’adapter tant bien que mal aux bouleversements d’internet avec la vidéo à la demande, les télévisions connectées ou en 3D, le contenu global des chaînes commerciales, lui, semble encore, toujours, trop loin de toute préoccupation de la jeunesse et de ses sous-cultures.
« Il n’y a qu’à voir la musique que certaines chaînes diffusent pour comprendre qu’elles sont complètement à côté de la plaque », analyse Jean-Pierre Esquenazi, sociologue de la culture et auteur de Mythologie des série télé.
« Aux Etats-Unis, la jeunesse a un gros pouvoir d’achat donc on s’adresse aux jeunes. En France aujourd’hui et dans l’Europe entière, sauf en Allemagne, les jeunes entre 18 et 30 ans perdent du pouvoir d’achat sans arrêt car ils travaillent moins. C’est pourquoi la télé commerciale s’adresse de moins en moins à eux et de plus en plus aux personnes âgées. »
Et Canal+, alors ? « C’est vrai qu’avec l’arrivée de François Mitterrand, c’est l’une des seules chaînes qui a fait le pari du renouvellement, notamment avec Antoine de Caunes, nuance le sociologue, mais cela reste une chaîne payante et donc réservée à une certaine jeunesse qui a de l’argent et qui est très connivente. »
Alors, à part quelques rendez-vous exceptionnels, la télévision aurait donc totalement abandonné l’idée de séduire les jeunes téléspectateurs ? « Il y a deux télévisions, reprend Bruno Nahon : celle que je pratique et la télé majoritaire, TF1, M6, massivement regardée par des jeunes. C’est compliqué parce que les jeunes font des choix totalement incohérents : ils passent d’un gros programme sur M6 à la série Glee. Ils peuvent tout aussi bien regarder Plus belle la vie que des séries américaines plus complexes. C’est pour ça que c’est difficile de savoir quoi faire, quoi produire. »
Si la télévision française semble cruellement manquer d’imagination en matière de jeunesse, il semble pourtant que « les choses soient en train de changer dans le domaine de la fiction », nuance Jean-Pierre Esquenazi. Un espoir dans les séries ? « Elles ont une grande importance. C’est le médium le plus inventif de la télévision depuis vingt ans, c’est incontestable. » Aujourd’hui, les séries de Canal+ ou les webséries comme La Vie secrète des jeunes et le Twenty Show laissent entrevoir la possibilité d’un renouvellement de la création.
« Mais il y a encore de la marge, remarque le sociologue. Lorsque j’enquêtais sur les séries, je me rappelle avoir demandé à une jeune fille si elle connaissait les séries télé françaises. Elle m’a répondu : Oui, je sais que ça existe. C’est assez parlant. »
Ce qu’il faut à la télé, souligne Jean-Pierre Esquenazi, c’est « changer de formes, changer de format et changer d’attitude ». « Il va falloir être original et pertinent, et ça c’est très stimulant », conclut Bruno Nahon.
Thomas Pietrois-Chabassier
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