Depuis quatre semaines, le mouvement des gilets jaunes entretient un rapport paradoxal envers la télévision, entre critique et nécessité. Au delà, se pose la question du rôle démocratique de la télévision comme média de masse lors d’un mouvement social.
Le vendredi 30 novembre dernier, à la veille de l’acte 3 du mouvement des gilets jaunes, le Premier ministre Édouard Philippe recevait deux de ses représentants. Pourtant, quelques minutes plus tard seulement, l’un des deux, Jason Herbert, quittait cette rencontre, regrettant qu’elle ne puisse pas être filmée et diffusée en direct à la télévision. Trois jours plus tard, les différents chefs de partis politiques étaient reçus à Matignon. Adepte des coups de buzz, le chef de Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan, imitait ce vœu, refusé une nouvelle fois, avant de décider de partir de la réunion. Ces deux exemples disent toutefois bien le désir de transparence, que l’on retrouve régulièrement. Dans le cas des gilets jaunes, cette volonté s’explique d’autant plus par l’aspect composite d’un mouvement, qui refuse tout véritable représentant légitime depuis quatre semaines.
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La télévision toujours légitime
L’idée d’une retransmission en direct de mouvements démocratiques s’est largement développée ces dernières années, notamment grâce aux nouvelles technologies et à internet, qui permettent à tous de produire des contenus et de les diffuser instantanément, sans médiation. Si le mouvement des gilets jaunes est né sur Facebook, notons cependant qu’il reste très attaché à la télévision comme vecteur démocratique, à l’inverse de Nuit debout, beaucoup plus connecté, qui utilisait l’application de retransmission simultanée Periscope. Selon l’universitaire en information et communication François Jost, la télévision est privilégiée car « elle reste le média le plus suivi et jugé le plus légitime ». Il pointe par ailleurs le paradoxe à l’œuvre :
« Les gilets jaunes critiquent la télévision représentant l’élite parisienne, avec ses experts et ses animateurs qui continuent à commenter ce mouvement, tout en cherchant à l’utiliser pour se faire connaître. Des membres des gilets jaunes commencent à leur tour à apparaître sur tous les plateaux de télévision, comme Jean-François Bernaba, et sont dès lors en voie de starification »
Une représentation impossible
La présence des gilets jaunes dans les médias ne se fait pas sans problème. Ainsi, certaines personnes sont invitées sans que le moindre renseignement soit visiblement pris sur leur parcours et leur positionnement politique. C’est notamment le cas de Christophe Chalençon, que l’on a retrouvé sur plusieurs plateaux. Il a réclamé lundi 3 décembre sur Europe 1 la démission du gouvernement et la nomination du général de Villiers au poste de premier ministre, avant que le Canard Enchainé ne révèle son passé extrémiste. De même pour Jean-François Bernaba, qui s’est avéré être un fonctionnaire sans mission depuis 10 ans et touchant 2 600 euros net par mois. Cette question de la représentativité, médiatique avant d’être politique, demeure particulièrement complexe pour ce mouvement, et laisse un grand pouvoir aux médias analyse le chercheur en sciences politiques à l’IEP de Rennes Erik Neveu :
« Les gilets jaunes ont choisi sur beaucoup de sites de refuser de désigner des représentants, ils manifestent au minimum une répugnance à la délégation. Cela donne aux télévisions une forme de pouvoir d’adouber. Inviter un gilet jaune c’est en quelque sorte lui accorder une présomption de représentativité, le transformer, tantôt malgré lui, tantôt en répondant à un désir de visibilité et de se faire mousser, en porte-parole d’un collectif. Cela crée bien des problèmes de porte à faux pour certains porte-paroles, de représailles verbales ou plus directes pour tel qui aurait usurpé d’une prétention à représenter ».
Un succès d’audience
La couverture médiatique de ce mouvement a largement évolué en quatre semaines, avec un point de bascule le 24 novembre lors du deuxième acte et premier rassemblement sur les Champs Elysées. Comme si son rapprochement des rédactions parisiennes avait permis à celles-ci de prendre davantage conscience de ce qu’il était en train de se passer. Pour François Jost, « les excellentes audiences expliquent également le choix opéré par des chaînes comme BFMTV, qui les mesurent en direct, d’étirer au maximum cette couverture. » Il ajoute avoir observé que de « nombreux journalistes de télévision regrettent de ne pas avoir davantage donné la parole ces dernières années à ces gens qui constituent les gilets jaunes et essayent de se racheter. » Néanmoins, il semble y avoir une véritable méfiance des personnes qui forment ce mouvement envers les médias, comme à l’égard des politiques, qui les ont trop longtemps tenus à l’écart. Les suspicions de mépris exercées par certains journalistes sont nombreuses comme l’a montré l’échange entre l’ancien syndicaliste Xavier Mathieu et l’animatrice Ruth Elkrief sur le plateau de BFMTV le 5 décembre.
⚡️ Clash entre Xavier Mathieu et Ruth Elkrief pendant le débat #SortirDelaCrise sur #BFMTV. #GiletsJaunes pic.twitter.com/HsZEFKCFKw
— Christopher Nunès (@NunesChr) 5 décembre 2018
Un souci de transparence
Toutefois, la télévision, comme les autres médias dits traditionnels, reste un vecteur utile de communication, où il faut être présent, comme nous le dit Erik Neveu : « L’image médiatique d’un mouvement social est toujours importante en termes de crédibilité, de relais donné à des revendications. » Aussi face à un mouvement qui refuse la délégation et qui rêverait d’un fonctionnement horizontal, la télévision a été convoqué pour retransmettre les discussions qui se sont tenues à Matignon. Cette nécessité d’une diffusion des discussions révèle selon Erik Neveu que « sous l’œil des caméras et de tous, pas de petits arrangements entre représentants et autorités, ni de double jeu possible. Une telle diffusion aurait aussi le sens d’une reconnaissance, d’un statut d’interlocuteur respectable. » Néanmoins pour François Jost, « il s’agit surtout d’une croyance erronée de la transparence permise par la télévision. La présence des caméras change les concertations. »
Ce sera finalement sur les plateaux de télévision que continueront les échanges entre des représentants des gilets jaunes et des hommes politiques, notamment du gouvernement, dans le cadre notamment d’émissions spéciales qui se sont succédées depuis le 1er décembre. Alors même que la télévision a toujours eu beaucoup de mal à inclure dans ses émissions politiques la parole des français. « Lorsqu’elle l’a fait, ça n’a jamais vraiment bien fonctionné car il y a toujours un écart entre la vie des gens et l’agenda politique », relève François Jost. Chose rare, les gilets jaunes ont permis un renversement médiatique de l’agenda politique en imposant le leur, que Erik Neveu détaille comme « celui des inégalités sociales, des expériences de la misère et de la précarité, du désir d’une autre organisation sociale… « . L’interrogation est maintenant de savoir ce qu’il pourra en rester.
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